Crise, précarité, invisibilité : la prostitution calédonienne dans l’ombre des chiffres. Chômage, pauvreté et crise post-émeutes aggravent la prostitution en Nouvelle-Calédonie, dans un silence institutionnel inquiétant.
Un cadre légal hérité de la France, mais largement inopérant localement
Depuis 2016, la Nouvelle-Calédonie applique le modèle abolitionniste français qui interdit l’achat d’actes sexuels mais ne sanctionne pas directement les personnes prostituées. Ce dispositif légal, issu de la loi du 13 avril 2016, se veut protecteur : il criminalise les clients tout en proposant un parcours de sortie pour les personnes concernées. Toutefois, dans les faits, ce cadre est peu appliqué sur le territoire calédonien, faute de moyens, de volonté politique ou de structures d’accompagnement suffisantes.
La prostitution, bien que présente, reste ignorée dans les statistiques officielles. Aucun rapport public, aucune enquête ciblée ne permet de dresser un état des lieux fiable. Pourtant, certains signaux sont visibles à l’œil nu dans les rues calédoniennes. Il ne s’agit pas seulement d’un phénomène marginal, mais d’une réalité sociale qui s’enracine dans la précarité, la migration, et l’exclusion.
Une réalité ignorée mais bien présente : entre transidentité, migration et survie
En l’absence de chiffres clairs, il faut s’en remettre aux observations de terrain. À Nouméa, la présence de personnes transgenres wallisiennes, les « tai’ata », dans des situations de prostitution occasionnelle ou régulière, est connue mais tue. Exclues des circuits d’emploi classique et souvent marginalisées, ces personnes se retrouvent dans une spirale de survie.
Témoignage anonyme d’une personne transgenre (tai’ata), 26 ans, Magenta :
Personne veut nous donner du taf. Même pour faire le ménage, ils disent non. Alors je marche, je me maquille, j’attends. On me voit, on me klaxonne. Et le soir, je rentre avec un billet ou rien.
Cette dynamique n’est pas propre à la Calédonie. En Martinique, environ 300 personnes en situation de prostitution ont été recensées en 2023, majoritairement migrantes et sans-papiers. En métropole, on estime à 30 000 à 50 000 le nombre de personnes prostituées, dont plus de 85 % sont étrangères. La majorité d’entre elles travaillent via des annonces en ligne (62 %), loin de l’image traditionnelle de la prostitution de rue.
Les territoires d’Outre-mer partagent ainsi une triple vulnérabilité : précarité économique, faiblesse des contrôles, et absence de politiques spécifiques. La Nouvelle-Calédonie ne fait pas exception. Mais elle souffre d’un facteur aggravant.
Une crise économique post-émeutes qui précipite dans la prostitution
Depuis les violentes émeutes de mai 2024, le territoire traverse une crise économique sans précédent. Chômage massif, petits commerces fermés, entreprises à genoux : les conséquences sociales sont brutales. De plus en plus de Calédoniens se retrouvent à la rue, sans ressources, ni emploi stable.
Dans ce contexte, la prostitution devient pour certains un « choix par défaut », une manière de survivre à l’effondrement. Des jeunes en errance, des femmes seules, des sans-abri, mais aussi des mineurs peuvent être tentés par cette voie risquée, faute d’alternative. Le phénomène s’intensifie, à mesure que le tissu social se déchire et que l’économie informelle remplace les repères traditionnels. L’argent facile, souvent illusion, attire celles et ceux qui n’ont plus rien à perdre.
Mais ce que peu de responsables osent dire à voix haute, c’est la responsabilité indirecte de la CCAT par dérision dans certains quartiers.
Leïla, une jeune mère célibataire de Nouville :
J’ai attendu deux mois pour que mon allocation soit versée. En attendant, j’ai fait ce que j’ai pu. J’ai 19 ans, j’ai dormi dans une voiture, et oui… j’ai tapé quelques clients
Thomas, 24 ans, sans domicile fixe :
On est passés de petits boulots à rien du tout. Moi, j’ai pas le choix, je prends ce qui vient. Et si c’est du sexe contre 10 000 francs, c’est comme ça
Des récits comme ceux-ci, nous en avons recueilli une dizaine au cours d’une enquête de terrain menée discrètement entre Nouville, Montravel, Magenta et Ducos. Tous concordent sur un point : la pauvreté crée de la prostitution, de la délinquance, de la casse.
Et du côté des clients ? Un certain fatalisme.
Jean-Luc, 61 ans, client régulier, quartier latin :
Je suis seul depuis ma retraite. Ces filles, elles ont besoin d’argent, moi j’ai besoin de parler, parfois plus. Je sais que c’est pas bien. Mais tout le monde fait semblant de ne rien voir. Alors…
Ces pratiques, devenues banales dans certains cercles, sont le reflet d’une société qui glisse sans même le reconnaître. Derrière chaque passe, il y a un retard de versement, une perte d’emploi, une détresse silencieuse.
Entre tabou et déni : quelles réponses possibles ?
La loi de 2016 prévoit un accompagnement pour sortir de la prostitution, mais même en métropole, les résultats restent modestes. Seulement 398 clients ont été verbalisés en 2022, tandis que 1 747 personnes prostituées ont intégré un parcours de sortie, souvent avec peu de moyens. En Nouvelle-Calédonie, aucun chiffre, aucun programme équivalent n’a été recensé.
Pourtant, plusieurs leviers existent pour inverser la tendance. Il serait urgent de lancer une enquête de terrain sérieuse afin d’objectiver la situation. Il faudrait aussi renforcer les structures d’accueil et les parcours de sortie, en intégrant les réalités spécifiques du territoire : isolement, pluralité culturelle, discriminations liées au genre.
Enfin, un travail de sensibilisation est indispensable, notamment auprès des forces de l’ordre, du personnel médical et des travailleurs sociaux. Car tant que la prostitution sera perçue comme un sujet honteux ou marginal, elle continuera de prospérer dans les angles morts de l’action publique.
Assistante sociale, Nouméa Nord :
Ce qu’on voit depuis les émeutes, c’est une prostitution de misère, pas une activité choisie. Des gamins, des mamans, des trans qui n’ont aucune autre option. Ce sont des corps mis en marché par la survie.
La prostitution n’est pas un phénomène honteux : c’est un thermomètre social. Et en Nouvelle-Calédonie, il explose. Dans les rues, les squats, sur les parkings, la misère avance à visage découvert. En criminalisant les clients sans offrir de véritable filet de sécurité aux personnes en détresse, on crée une double peine : exploités par nécessité, ignorés par les institutions.
Tony, 28 ans, ancien travailleur dans le BTP :
Avant je bossais, j’avais un scooter. Maintenant je marche. J’ai faim. J’ai déjà vendu des médocs, j’ai déjà tapé. Et si demain faut faire plus, ben… je ferai plus. Le pays est mort.
L’après-émeutes n’est pas seulement une question de reconstruction : c’est un test de vérité. Car lorsqu’un territoire pousse ses jeunes, ses mères, ses marginaux à vendre leur corps ou à voler pour survivre, ce ne sont pas seulement des vies qu’on sacrifie. C’est toute une société qu’on abîme.
À force d’aveuglement, le territoire laisse se développer une forme de violence silencieuse, faite d’exploitation, de résignation et de survie, qui fragilise encore davantage un tissu social déjà malmené. Il est temps que la Calédonie regarde en face ce phénomène, non pas pour le condamner moralement, mais pour y apporter des réponses humaines, concrètes et durables.