Par une plume concernée
On ne peut pas exiger que la République reconnaisse ce que le peuple kanak lui-même refuse de trancher.
C’est un non-dit qui empoisonne les relations institutionnelles en Nouvelle-Calédonie : qui est légitime pour parler au nom du peuple kanak ? La question revient à chaque négociation, chaque sommet, chaque crise. Et toujours, on évite d’y répondre. Car au fond, il ne s’agit pas d’un problème entre l’État et les Kanak, ni même entre indépendantistes et loyalistes. C’est un problème interne à la société kanak elle-même.
Quand l’État se retrouve piégé entre deux silences
L’État français est un État de droit, non coutumier. Il ne peut pas – et ne doit pas – désigner qui, parmi les clans, les districts ou les chefferies, est “légitime” pour représenter le peuple kanak. Ce serait une forme de colonisation symbolique : celle qui consisterait à trancher à la place des Kanak leur propre hiérarchie coutumière. Et pourtant, à chaque réunion “historique”, on exige de l’État qu’il reconnaisse les bons Kanak et marginalise les mauvais.
En recevant des figures coutumières “reconnues” sans validation commune, l’État s’expose à des accusations de partialité, voire de trahison. Mais pourquoi ce poids repose-t-il sur ses épaules ? Si la coutume est vraiment ce que l’on dit qu’elle est – le cœur battant de l’identité kanak – alors le peuple kanak lui-même devrait être capable de dire qui, en son sein, est coutumièrement légitime.
Le FLNKS, entre porte-parole autoproclamé et confusion des rôles
C’est là que le bât blesse. Depuis des décennies, le FLNKS se proclame habilité à parler au nom du peuple kanak. Il revendique la légitimité politique de la lutte indépendantiste, et dans son sillage, une certaine légitimité coutumière implicite. Mais dans les faits, il agit comme une structure politique classique, en intégrant dans ses délégations des groupes comme le M.O.I., sans représentativité institutionnelle, tout en laissant les autorités coutumières sur le carreau.
Si la coutume est réellement “l’essence même” de la culture kanak, alors le FLNKS aurait dû associer les autorités coutumières à ses démarches, les rendre visibles, actives, reconnues. Il ne l’a pas fait. Et ce flou volontaire entretient une ambiguïté stratégique : revendiquer l’autorité morale de la coutume sans jamais l’institutionnaliser.
Une question taboue : qui gouverne chez les Kanak ?
Il faut avoir le courage de poser la vraie question, celle que tout le monde esquive : dans la société kanak, qui commande ? Le politique ou le coutumier ? Tant que cette interrogation restera sans réponse, le fonctionnement démocratique restera bancal. Car comment négocier avec un leader politique, si celui-ci est tenu, dans l’ombre, par l’avis de son grand chef ? Comment bâtir une République stable si les décisions gouvernementales peuvent être remises en cause par des autorités traditionnelles non élues ?
Ce dilemme n’est pas nouveau. Il traverse tous les débats sur l’avenir institutionnel. Mais personne n’ose le trancher, de peur de froisser la coutume ou d’exploser les équilibres internes. Résultat : les deux légitimités s’ignorent, se contournent, se neutralisent. Et ce sont les citoyens calédoniens, Kanak ou non, qui en paient le prix : instabilité, défiance, paralysie.
Le prix du flou : une impasse pour demain
Ce qu’on appelle pudiquement “voix kanak” est en réalité un mélange instable de revendications politiques, d’autorité coutumière et de calculs stratégiques. Tant que cette voix ne sera pas clarifiée, unifiée, reconnue par les siens avant de l’être par les autres, elle sera inaudible sur la scène institutionnelle.
La République ne peut pas imposer une hiérarchie coutumière. Elle ne peut que recevoir ceux que le peuple kanak reconnaît comme siens. Mais encore faut-il que le peuple kanak se le dise clairement à lui-même.
La question de la légitimité ne se réglera ni à Paris, ni à Nouméa, mais au sein même des instances traditionnelles et politiques kanak. Et plus on attend pour l’affronter, plus la fracture s’élargira.