Deux cents organismes, des milliards en jeu, et aucune vision d’ensemble. Le rapport explosif du Sénat dévoile une action publique devenue illisible, coûteuse et largement inefficace.
Un millefeuille administratif devenu incontrôlable
En accumulant opérateurs, agences et instances consultatives, l’État français a engendré une machine administrative tentaculaire. Le dernier rapport sénatorial, publié le 3 juillet 2025, fait l’effet d’une bombe : 434 opérateurs, 317 organismes consultatifs et 1 153 agences nationales cohabitent sans ligne directrice claire. Cette prolifération anarchique a abouti à un système où nul – pas même l’administration – ne connaît précisément les missions, les budgets ou l’utilité de chaque structure.
Si les opérateurs sont au moins recensés dans les documents budgétaires, les agences, elles, n’ont pas d’existence juridique ou comptable bien définie. Résultat : un enchevêtrement d’acteurs, des doublons massifs, une perte de lisibilité pour les élus, les citoyens et les entreprises, et une action publique fragmentée à l’extrême.
Le constat est glaçant : l’État a perdu le contrôle de ses propres bras armés. Certaines agences poursuivent leur activité bien après la fin de leur mission. D’autres conservent des données stratégiques que l’administration centrale ne peut même pas consulter. Plusieurs élaborent leurs propres normes, empiétant directement sur le rôle régalien de l’État.
Une gouvernance à la dérive, sans pilotage stratégique
Les rapporteurs dénoncent une situation ubuesque : aucune tutelle homogène, peu ou pas de contrats d’objectifs (COP) ou de performance (COM), pas de lettres de mission. Pire : certaines agences communiquent sous leur propre marque, sans même afficher le logo de l’État, brouillant le message public et entretenant une autonomie hors de contrôle.
Les ministères ignorent parfois ce que font les agences qu’ils sont censés superviser. Le suivi des agents, leur mobilité, leur rémunération échappent à toute logique RH centralisée. En somme, l’État agit comme une maison-mère sans DRH ni direction financière.
La communication est un autre point noir : des logos en cascade, des discours désordonnés, des doublons de financement. Le rapport recommande une mesure de bon sens : centraliser la communication au sein des ministères et n’apposer qu’un seul logo – celui de l’État – sur tous les supports.
Quant aux conseils d’administration, censés être les garants du bon fonctionnement, ils sont souvent réduits à une formalité vide de sens. L’asymétrie d’expertise entre agences et tutelles place souvent les représentants de l’État en situation d’infériorité, renforçant l’autonomisation du système.
Rationaliser sans casse : une réforme possible mais exigeante
Faut-il supprimer toutes les agences ? Non. Mais les réorganiser, oui. La commission d’enquête recommande un gel immédiat des créations d’entités nouvelles, sauf preuve d’une simplification ou d’économies nettes. Une revue complète, tous les cinq ans, est également préconisée pour évaluer la pertinence de chaque structure.
Les pistes de réforme sont claires :
Fusionner les structures redondantes (comme l’Afpa et les Greta dans la formation pour adultes),
Réinternaliser les petites agences dans l’administration centrale (ex : AFITF vers le ministère des Transports),
Transférer les missions vers des opérateurs de taille critique (comme l’ASP pour les aides simples),
Mutualiser les fonctions support (RH, achats, systèmes d’information) à l’échelle ministérielle ou interministérielle.
Les économies ? Potentiellement 540 millions d’euros par an. Mais loin des 2 à 3 milliards évoqués un peu vite par le gouvernement, faute de méthode claire. Et surtout, ces économies ne peuvent être obtenues qu’à missions constantes : supprimer du personnel sans revoir les politiques publiques serait un non-sens.
Le rapport pointe aussi le caractère structurel des dépenses : les cinq opérateurs les plus lourds (France compétences, AFITF, ANAH, France Travail, agences de l’eau) concentrent à eux seuls les trois quarts des charges d’intervention. Agir sur leur périmètre suppose une volonté politique forte, au-delà de la simple gestion comptable.
Enfin, la réforme doit s’appuyer sur un dialogue social étroit, un temps de préparation suffisant et un portage politique clair, sans quoi les réorganisations risquent de coûter plus cher qu’elles ne rapportent, en particulier si elles s’accompagnent d’alignements salariaux par le haut.
L’agencification a transformé l’État en gestionnaire éclaté, sans boussole. Ce rapport du Sénat sonne comme un signal d’alarme. Une action publique efficace exige clarté, cohérence et maîtrise budgétaire. Ce n’est plus un choix, c’est une nécessité. En refusant d’affronter ses propres incohérences, l’État risque de devenir l’ombre de lui-même, otage d’un système qu’il s’est lui-même créé.