En Nouvelle-Calédonie, la crise économique s’installe dans les assiettes. La Banque alimentaire tire la sonnette d’alarme face à une précarité qui déborde tous les seuils.
Une faim ordinaire dans un pays sous tension
Ce n’est plus un phénomène marginal. En Nouvelle-Calédonie, la précarité alimentaire gagne du terrain, touche de nouveaux profils et bouleverse les schémas classiques de l’aide sociale. Depuis la pandémie de 2020, qui s’est aggravée à la suite des émeutes de mai 2024, les acteurs du secteur constatent une transformation de la pauvreté. À la misère chronique s’ajoute une pauvreté conjoncturelle, plus discrète mais tout aussi destructrice.
Les chiffres, bien que parcellaires, confirment l’ampleur du phénomène. Environ 30 000 personnes seraient aujourd’hui concernées par l’aide alimentaire, soit près de 10 % de la population du territoire. Des familles entières, des jeunes déscolarisés, des femmes isolées, des anciens entrepreneurs en faillite rejoignent les rangs d’une précarité qui ne dit pas toujours son nom.
Julie, 42 ans, mère de trois enfants, témoigne :
J’ai toujours travaillé. Demander de l’aide, c’est comme perdre une partie de moi
L’augmentation des prix des produits de base – estimée à +2,4 % pour les foyers les plus modestes – a aggravé la situation. Comme Yvette, 74 ans, qui vit seule dans une petite maison à Dumbéa. Veuve depuis dix ans, ses enfants vivent en métropole. Elle touche une retraite modeste, à peine suffisante pour couvrir ses charges fixes. Alors, depuis quelques mois, chaque passage au supermarché est devenu un exercice de calcul.
Avant, je regardais ce que j’avais envie de manger. Maintenant, je regarde ce que je peux me permettre
Désormais, manger trois repas par jour devient un défi pour des milliers de Calédoniens. Loin des clichés sur la pauvreté, la faim frappe désormais des personnes qui, il y a quelques années encore, menaient une vie stable. Le phénomène gagne en profondeur et s’installe dans la durée.
Une organisation essentielle, menacée d’asphyxie logistique
Créée en 2018, la Banque alimentaire de Nouvelle-Calédonie (BANC) s’est imposée comme un acteur clé de la lutte contre le gaspillage alimentaire et la précarité. Elle redistribue invendus et surplus à une trentaine d’associations partenaires sur tout le territoire. Son action s’étend aux trois provinces, de Koné à Poindimié, en passant par Nouméa et Bourail.
En 2024, le volume des denrées traitées a doublé : 240 tonnes, contre 120 les années précédentes. Cette montée en puissance s’est accompagnée d’un fait inédit : pour la première fois, la Banque a dû acheter des produits alimentairespour répondre à la demande. Un tournant révélateur de l’ampleur de la crise.
Mais l’association, dont l’action repose quasi exclusivement sur des bénévoles, se retrouve aujourd’hui en sursis. Le local qu’elle occupe depuis la crise sanitaire, gracieusement prêté par l’OPT à Nouméa, doit être restitué à la fin de l’année. Sans solution de relogement, la Banque alimentaire risque de suspendre tout ou partie de ses activités.
Elle recherche en urgence un entrepôt d’au moins 600 m², équipé pour le stockage, le tri, le traitement et la transformation des invendus. Une cuisine professionnelle et des chambres froides y seraient intégrées pour permettre la préparation de repas solidaires. Ce besoin n’est pas seulement logistique : il conditionne la survie d’un système d’aide à bout de souffle.
Une solidarité fragile sous pression croissante
L’architecture sociale de la Nouvelle-Calédonie repose largement sur l’engagement associatif. Mais celui-ci atteint ses limites. Les subventions publiques sont rares, les soutiens privés s’étiolent dans un contexte économique dégradé, et le nombre de personnes en demande d’aide dépasse les capacités d’accueil. Les distributions alimentaires ont quadruplé face à une demande croissante, portée par une précarité féminine en forte hausse. Manque de foyers, explosion des appels à l’aide, essoufflement du bénévolat : les associations peinent à contenir une urgence sociale qui dépasse leurs moyens.
Si les collectivités — Province Sud en tête — maintiennent un lien opérationnel, la réponse institutionnelle reste morcelée, freinée par les contraintes budgétaires et les priorités politiques du moment. Les associations multiplient les démarches, les courriers, les réunions dans l’espoir d’être entendues. Mais le sentiment d’abandon gagne du terrain.
Ce qui devait être un soutien temporaire est en passe de devenir un pilier de la cohésion sociale. La Banque alimentaire n’est plus un filet de secours : elle est devenue une digue face à la montée de la faim. Mais cette digue menace de céder. Dans ce contexte, la lutte contre la précarité alimentaire n’est plus un enjeu humanitaire : c’est une priorité de stabilité. Et cette priorité commence par un entrepôt, un dock, un local. En somme, un toit pour nourrir les autres.