L’exécutif avance coûte que coûte : malgré les mises en garde du Conseil d’État, le projet d’autonomie corse sera débattu tel quel. Au cœur de la discorde : la reconnaissance d’une « communauté corse » et l’octroi d’un pouvoir législatif insulaire, deux éléments potentiellement explosifs pour l’unité républicaine.
Un texte controversé sur la « communauté » corse
En validant le 30 juillet, en conseil des ministres, un projet de loi constitutionnelle sur l’autonomie de la Corse, le gouvernement de François Bayrou a pris un virage risqué. Contre l’avis du Conseil d’État, pourtant saisi officiellement en mai, le texte maintient les termes les plus controversés de l’accord de Beauvau de mars 2024 : la reconnaissance d’une « communauté corse » et la possibilité d’un pouvoir législatif propre à l’île.
Ce choix lexical, défendu bec et ongles par François Rebsamen, ministre de l’Aménagement du territoire, suscite l’ire des constitutionnalistes et de la droite sénatoriale. Pour les professeurs de droit constitutionnel, parler de « communauté » revient à ouvrir une brèche dans le principe d’égalité républicaine, en consacrant le communautarisme dans le texte fondamental.
De son côté, le Conseil d’État soulignait dans un avis très structuré le risque de hiérarchisation des citoyens selon leur appartenance culturelle ou territoriale. Il redoutait aussi une collision juridique entre normes nationales et locales, mettant en péril la cohérence du droit français.
Le Sénat en première ligne d’un bras de fer institutionnel
C’est désormais au Parlement de trancher. Mais l’affaire s’annonce périlleuse. Pour que la réforme constitutionnelle passe, il faudra non seulement l’adoption dans les mêmes termes par l’Assemblée nationale et le Sénat, mais également un vote favorable des 3/5 du Congrès. Et le Sénat ne cache pas sa défiance.
Gérard Larcher, président de la chambre haute, avait écrit dès le 24 juillet à Matignon pour demander le respect des recommandations du Conseil d’État. Jean-Jacques Panunzi, sénateur LR de Corse-du-Sud, dénonce aujourd’hui « un grave risque d’atteinte au principe d’universalité de la loi ».
Même le lapsus de François Rebsamen évoquant un « pays corse » au lieu de « région » alimente la méfiance. Une maladresse sémantique qui, pour les Républicains, trahit une dérive identitaire incompatible avec la Constitution.
La majorité sénatoriale, déjà fracturée, pourrait exploser. LR campe sur une ligne dure, tandis que le centre et certains groupes indépendants se montrent plus ouverts. Mais les divisions traversent aussi la gauche : le PS a rejeté la version actuelle du texte lors de son dernier congrès, malgré des élus socialistes historiquement favorables à l’autonomie.
Une réforme née dans la douleur… et dans l’urgence
À l’origine de cette révision constitutionnelle, il y a eu la mort d’Yvan Colonna en mars 2022, puis la flambée de violence qui s’en est suivie. Pour ramener le calme, Emmanuel Macron mandate Gérald Darmanin pour ouvrir un dialogue inédit avec les élus insulaires.
Deux ans plus tard, en septembre 2023, l’Assemblée de Corse vote à l’unanimité moins une voix un texte d’accord. Ce dernier pose les jalons d’une « autonomie dans la République », avec la reconnaissance d’un lien historique, linguistique et culturel avec la terre corse. Mais pour aboutir, il fallait encore le feu vert de l’État.
Or, depuis, les blocages s’accumulent. Le Conseil d’État, dans son avis publié fin juillet, relève l’ambiguïté juridique du projet : l’île resterait sous l’article 72 (comme les régions métropolitaines), mais bénéficierait de droits semblables à ceux des DOM régis par l’article 74. En clair, une collectivité métropolitaine avec un régime ultramarin, sans en avoir le statut officiel ni les garanties constitutionnelles.
Face à ces critiques, le gouvernement temporise et renvoie la responsabilité politique aux parlementaires, en espérant éviter une rupture avec les élus corses. Mais en insistant sur une version inchangée du texte, l’exécutif joue avec le feu. Bruno Retailleau, devenu ministre de l’Intérieur mais toujours chef de file des Républicains, ne cache pas son rejet :
Ce projet ne fera que susciter des frustrations , martèle-t-il.
En s’accrochant au texte voté en Corse, le gouvernement croit tenir un compromis historique. Mais ce compromis pourrait bien devenir une poudrière. Car reconnaître une communauté corse dotée de prérogatives normatives, c’est toucher aux fondements de la République : l’unicité du peuple français, la primauté du droit commun, l’indivisibilité de la loi.
En refusant de suivre l’avis du Conseil d’État, l’exécutif joue une partie serrée entre promesse politique et respect des principes constitutionnels. À l’heure où la défiance envers les institutions atteint des sommets, c’est la légitimité même du pacte républicain qui se retrouve en jeu. Et l’épreuve parlementaire, prévue dès octobre, s’annonce comme le véritable crash-test de cette réforme.