Pendant près d’un an, l’Espagne du XVIᵉ siècle a vu s’affronter deux visions du monde diamétralement opposées. La controverse de Valladolid a posé une question explosive : les Indiens d’Amérique sont-ils des êtres humains à part entière ou des « esclaves nés » ?
L’empereur Charles Quint suspend la conquête
Le 15 août 1550, dans la chapelle du collège Saint-Grégoire, Charles Quint ordonne un arrêt inédit : suspendre les conquêtes américaines le temps d’un débat. Inspiré par la bulle Sublimis Deus (1537) de Paul III, qui reconnaissait la pleine humanité des Indiens, le souverain veut savoir s’il est légitime de les convertir par la force et de les soumettre au travail obligatoire. Le dominicain Bartolomé de Las Casas, défenseur des indigènes et ancien évêque du Chiapas, affronte Juan Ginés de Sepúlveda, théologien de cour.
Sepúlveda justifie la colonisation en invoquant les sacrifices humains et la « barbarie » des peuples amérindiens ; Las Casas répond que ces pratiques, aussi choquantes soient-elles, relèvent d’une religiosité sincère et ne sauraient justifier la violence.
Deux visions irréconciliables de l’humanité
Au cœur du débat : l’idée aristotélicienne d’« esclaves par nature » reprise par Sepúlveda, contre la conviction chrétienne de Las Casas que tous les hommes sont fils de Dieu. Le premier prône la conversion forcée, considérée comme un acte de salut supérieur à la vie terrestre ; le second plaide pour une évangélisation pacifique, respectueuse de la liberté.
Derrière l’argument religieux, c’est la légitimation des empires coloniaux qui se joue : le traité de Tordesillas (1494) a déjà partagé le Nouveau Monde entre Espagne et Portugal, et les mines d’or et d’argent rapportent des fortunes.
Las Casas tente de démontrer que la violence alimente la haine et détourne les peuples de la foi. Il rappelle que la Providence n’excuse pas les massacres : les défaites indiennes ne sont pas la main de Dieu, mais la conséquence d’armes supérieures et de trahisons.
Une victoire incomplète et un héritage ambigu
À l’issue de cette joute oratoire, le légat papal tranche : les Indiens sont bien des êtres humains et doivent être traités comme tels. Mais, compromis cynique, cette reconnaissance ne s’applique pas aux Africains, ouvrant la voie au commerce triangulaire. Les lois censées protéger les Amérindiens restent lettre morte : encomiendas et repartimientos perdurent jusqu’au XVIIIᵉ siècle.
Si la controverse n’a pas stoppé l’exploitation, elle a inauguré une réflexion sur le droit naturel et la dignité universelle, préfigurant les débats des Lumières. Elle reste un symbole : celui d’un empire contraint, pour la première fois, de justifier moralement sa domination.