Elle surgit dans le désert comme un défi lancé au monde, un ouvrage qui affirme le génie français au cœur de la Méditerranée.
Ce 17 novembre 1869, la France prouve qu’elle sait bâtir grand, vite et juste, quand elle s’en donne les moyens.
La France de Napoléon III impose sa vision au monde
À l’heure où les grandes nations réécrivent l’histoire à coups d’excuses et de repentances, il faut se souvenir que la France fut aussi une puissance bâtisseuse, sûre d’elle et tournée vers le progrès. Le 17 novembre 1869, sous le soleil d’Égypte, l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III, inaugure une prouesse technique : un corridor maritime de 162 km, 54 mètres de large et 8 mètres de profondeur. Un trait dans le désert, une route nouvelle entre deux mondes.
Mais rien n’aurait été possible sans un homme : Ferdinand de Lesseps, diplomate français habile, visionnaire, doté d’une conviction hors norme. À 27 ans, vice-consul à Alexandrie, il se fait remarquer par Méhémet-Ali en donnant des leçons d’équitation à son fils préféré. De là naît un réseau, de ce réseau naît la possibilité. Et de cette possibilité surgit un chantier gigantesque.
En 1833, la rencontre avec Prosper Enfantin, ingénieur saint-simonien, lui souffle l’idée : relier la Méditerranée à la mer Rouge. À l’époque, le projet semble irréaliste. Mais Lesseps sait attendre, sait convaincre, sait revenir au bon moment.
En 1854, son ancien élève Muhammad Saïd devient souverain d’Égypte. Lesseps en profite pour relancer l’idée du canal. Il arrive avec un projet déjà pensé, déjà défendu, déjà prêt. Et il embarque le khédive dans l’aventure. Le souverain souscrit massivement, engageant le crédit du pays dans une entreprise colossale, qui ruinera plus tard les finances égyptiennes mais inscrira durablement l’Égypte dans le commerce mondial.
Fait remarquable : de Lesseps refuse les banquiers, qu’il juge trop gourmands. Pas question de laisser la haute finance dicter ses conditions. Il préfère l’épargne populaire, les conférences publiques, le contact direct. Un choix audacieux mais profondément politique : faire du canal un projet porté par les peuples et non par les créanciers.
L’Angleterre, inquiète pour sa route des Indes et son projet de chemin de fer, fait tout pour torpiller l’entreprise. Rien n’y fera. La France avance. La France creuse. La France bâtit.
Le 25 novembre 1854, Lesseps arrache une concession de 99 ans. Le 19 mai 1855, il crée la Compagnie universelle du canal maritime de Suez, ancêtre du géant Suez. Le chantier peut commencer.
Un ouvrage titanesque qui change la carte du monde
Dix années de travaux. Dix années de doutes, d’espoirs et d’ingénierie. Dans le désert surgissent des villes nouvelles : Port-Saïd, hommage au khédive ; Ismaïlia, oasis administrative ; Suez, porte ouverte sur la mer Rouge. C’est une colonisation du progrès, une projection de la France dans le désert, à une époque où les nations se mesurent encore à ce qu’elles bâtissent.
Le 15 août 1869, la jonction des eaux est réalisée. La Méditerranée rencontre la mer Rouge. L’ancien monde rencontre le nouveau. Et l’Europe se rapproche de l’Asie de 8 000 kilomètres. Un bouleversement stratégique, commercial, civilisationnel.
Le 17 novembre, l’impératrice Eugénie monte à bord de l’Aigle, yacht d’apparat. Autour d’elle, l’empereur d’Autriche François-Joseph, les délégations du monde entier, les drapeaux claquant dans le vent chaud. La France honore ses ingénieurs, sa vision, sa puissance.
Et déjà, l’histoire retient que seul un pays capable d’oser peut transformer une carte, un continent, un commerce mondial.
Aujourd’hui encore, 18 000 navires franchissent chaque année le canal. Quatre pour cent des revenus de l’Égypte proviennent de ce corridor maritime rêvé par un Français. C’est cela, l’héritage.
Le Suez moderne : un défi permanent pour l’Égypte contemporaine
Un siècle et demi plus tard, l’Égypte entend rester maîtresse de sa route d’or. En 2014, le président Abdel Fattah al-Sissi lance un chantier pharaonique : doubler une partie du canal sur 37 km, approfondir d’autres sections sur 35 km, désengorger un passage saturé en permanence.
La mise en scène est grandiose : al-Sissi déclenche lui-même le premier dynamitage, sous les caméras du monde entier. Le message est clair : l’Égypte moderne entend renouer avec l’audace de 1869.
Le projet doit créer jusqu’à un million d’emplois, promettent les autorités. Les délais ? Un an. Pas une journée de plus. Une vision volontariste, presque militaire, mais qui rappelle une vérité : les grandes nations sont celles qui osent. Ce projet sera inauguré en grande pompe en août 2015, avec entre autres la présence du président de la République française, François Hollande.
Le canal reste donc un enjeu vital, un symbole de souveraineté. Mais il demeure surtout l’héritage d’un Français : l’œuvre d’un homme obstiné, Ferdinand de Lesseps, qui voulut prouver que la France ne se contente pas de commenter le monde : elle le façonne.
Au moment où l’on doute, où l’on relativise, où l’on réécrit l’histoire en effaçant les grandeurs, Suez rappelle une vérité simple : la France n’est jamais autant elle-même que lorsqu’elle construit des routes, des ponts, des obstacles franchis. Le canal de Suez n’est pas seulement un ouvrage : c’est un acte de volonté, un moment où la France affirme au monde sa capacité à transformer la géographie, l’économie et le destin de continents entiers.
De Lesseps, Eugénie, Napoléon III : trois noms, une vision, une certitude. Celle que la puissance n’est pas un gros mot, mais un horizon.
Un héritage que la France ferait bien de se rappeler.















