Officiellement neutre, Pékin alimente discrètement l’effort de guerre russe. Fibre optique, batteries au lithium, composants de drones : la Chine fournit à Moscou les outils technologiques qui changent le cours du conflit et redonnent à Poutine l’avantage sur le terrain ukrainien.

De l’aveu même des soldats russes que nous avions rencontrés à Koursk l’hiver dernier, les Ukrainiens ont longtemps eu l’avantage dans l’usage de l’arme devenue maîtresse des batailles : le drone. Fabrication massive, inventivité, création de régiments pionniers de dronistes comme les mythiques Oiseaux de Magyar ou encore innovations dans le domaine du brouillage, les Ukrainiens étaient parvenus peu à peu à compenser leurs carences dramatiques en personnel militaire et leurs difficultés à recruter grâce à l’usage massif de drones en position défensive. Les assauts constants de l’armée russe s’en trouvaient ralentis. C’est jusqu’ici l’élément majeur qui a fait que le front ukrainien a tenu. Depuis quelques mois, les choses sont en train d’évoluer en faveur des Russes. Et un acteur en particulier est responsable de ce changement : la Chine.
En théorie, Pékin a fait de sa non-intervention directe dans le conflit en Ukraine une ligne de conduite. Mais, mieux qu’une aide militaire classique comme la Corée du Nord en apporte à la Russie en fournissant obus, missiles et combattants, c’est au niveau des composants nécessaires à la fabrication des drones que les Chinois ont commencé à changer la donne sur le terrain. Depuis l’été, Pékin a massivement alimenté la Russie en fibre optique et en batteries au lithium. C’est ainsi que les Russes ont pu rétablir l’équilibre avec leurs adversaires en introduisant en particulier les drones filaires. Leurs câbles optiques, jusqu’à 15 kilomètres de longueur, qui envahissent par milliers les champs ukrainiens dans certains secteurs, les rendent insensibles au brouillage et plus difficiles à intercepter, occasionnant des ravages sur les équipements ukrainiens et provoquant la terreur des soldats de Kiev. L’investissement russe dans ce domaine a été rapide et massif. À l’époque de la bataille de Koursk, le Centre scientifique de production Ushkuynik produisait environ 500 exemplaires par mois de son drone à fibre optique Prince Vandal. Aujourd’hui, il en sort de ses usines entre 40 et 60 000. Sans compter que les Russes équipent leurs drones de têtes en tungstène, des plus modernes systèmes de navigation et de technologie intégrées de brouillage.
Des câbles plus légers, pouvant couvrir de plus grandes distances
Officiellement, la position de neutralité de la Chine, responsable par ailleurs de 80 % de l’exportation des drones dans le monde, a fait que celle-ci a réduit la fourniture directe de drones clés en main. En revanche, au niveau des composants, Pékin n’a fait preuve d’aucune retenue pour permettre à son allié russe de reprendre le dessus. Ainsi, les fournitures de fibre optique à la Russie ont été décuplées entre juillet et août, après avoir déjà battu un record en mai, 190 000 km, et à nouveau en juin, 210 000 km, d’après le registre des douanes chinoises, cité par le Washington Post. Les exportations de batteries au lithium ont elles aussi battu un record en juin avec 54 millions de dollars d’achats. Notons que la Chine fournit des composants à l’Ukraine, mais en quantité bien moindre, et encore, elle ne s’autorise pas à vendre à l’Ukraine certains composants qu’elle offre à la Russie. En août, elle n’a exporté vers Kiev que 120 km de câbles, une donnée qui prouve l’intérêt tardif et donc le retard pris par l’Ukraine dans l’usage des drones à fibre optique. Quant aux batteries au lithium, l’Ukraine n’en a acheté à la Chine que pour 12 millions en juin.
Ce qui a changé dans l’attitude des Chinois, c’est qu’on trouve leurs fournisseurs impliqués dans la fabrication de drones, non plus simplement à usage civil, mais à usage militaire. Les prix très bas pratiqués par Pékin pour l’achat de ces composants ainsi que les innovations proposées, en particulier la confection de câbles plus légers pouvant couvrir de plus grandes distances, offrent aux Russes un avantage nouveau qui parvient à perturber les lignes de défense ukrainiennes dans la profondeur. Ainsi, le 5 octobre dernier, la ville de Kramatorsk, dans le Donbass, a enregistré sa première attaque de drones filaires. Celle-ci est pourtant située à 12 km du front. Kateryna Bondar, experte pour le Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS), a remarqué que l’évolution du front en faveur des Russes correspond à peu près à la distance de frappe des drones filaires. Ces derniers sont utilisés pour détruire les centres de commandement, les lignes de ravitaillement, et brouiller les équipements loin derrière les lignes de front en préambule aux attaques mécanisées et de l’infanterie.
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky est parfaitement conscient de cette évolution majeure sur le front. « Le président Xi m’a assuré qu’il ne vendrait pas d’armes à la Russie, disait-il lors du Conseil européen du 23 octobre. Mais je sais une chose : la Chine aide la Russie. La Chine n’aide pas l’Ukraine. La Chine n’est pas intéressée par notre victoire ni par la défaite de la Russie. » La réalité sur le terrain et la progression des troupes russes semblent lui donner raison. Les États-Unis et l’Europe ont déjà sanctionné plusieurs entreprises chinoises suspectées de faire commerce d’équipements militaires avec la Russie. Plus globalement, et malgré ses dires, ils reprochent à la Chine de ne pas faire assez pour faire pression sur son allié russe. Il semble qu’en réalité, la Chine se positionne davantage sur une perspective de victoire russe, et qu’elle n’entend aucunement renoncer à l’aide qu’elle fournit à la Russie. Tout juste consent-elle à la rendre la moins visible possible…















