Les Français dénoncent la surconsommation mais remplissent les paniers en ligne.
Et quand il s’agit de prix cassés, les discours écolos s’effacent derrière la réalité du porte-monnaie.
L’EXPLOSION D’UN MODÈLE LOW-COST QUE RIEN NE SEMBLE ARRÊTER
Le phénomène est massif, rapide, impossible à balayer d’un revers de main. Selon l’étude du Crédoc publiée en novembre 2024, 29 % des Français ont acheté au moins une fois sur Shein, Temu ou AliExpress au cours des douze derniers mois. Un chiffre impressionnant, surtout pour des plateformes arrivées récemment sur le marché français. Leur progression est fulgurante : Temu est déjà le troisième site de e-commerce le plus visité, avec une envolée d’audience qui atteint +73 % en deux ans. Shein suit, avec une croissance de 57 % sur la même période. À côté, Amazon apparaît presque stable, n’affichant qu’une hausse de 5 %.
Cette percée n’est pas anodine : elle témoigne du succès d’un modèle fondé sur des prix ultra-bas, un désir de nouveauté permanent et un barrage continu de promotions. De quoi séduire un public jeune, mobile, en quête de choix et de bonnes affaires. En matière de mode, ces plateformes concurrencent désormais frontalement les géants du secteur : prêt-à-porter adulte, enfant, accessoires, chaussures… rien ne leur échappe. Elles gagnent également des parts de marché dans la décoration, domaine où 6 % des Français ont réalisé un achat sur une plateforme d’ultra-fast commerce cette année, contre 10 % via Amazon.
Les alliances se multiplient, consolidant cette présence : partenariat Temu–La Poste, rapprochement Shein–Société des Grands Magasins, collaborations avec Pimkie… Ces démarches stratégiques provoquent des remous chez les commerçants traditionnels, mais aussi chez les ONG et les pouvoirs publics, inquiets de l’impact environnemental et social de ce modèle industriel surpuissant.
UN PUBLIC SOUS PRESSION BUDGÉTAIRE, TIRAILLÉ ENTRE ÉCOLOGIE ET BONNES AFFAIRES
La clientèle est claire : jeunes, Franciliens, familles, mais surtout classes moyennes. Les catégories supérieures, elles, sont moins représentées. Pourquoi ? Parce que ces plateformes misent sur le « hyper-discount » : vêtements à 9 euros (1 080 francs CFP) en moyenne, contre 13 à 18 euros (1 560 à 2 160 francs CFP) en grande distribution et près de 30 euros (3 600 francs CFP) chez des enseignes comme Zara. Près de 94 % des utilisateurs y voient des plateformes où réaliser de « bonnes affaires » permanentes. Les chiffres sont sans appel : 93 % citent les prix bas parmi les trois principales raisons d’achat, 71 % évoquent les promotions incessantes, ressenties comme une aubaine à ne surtout pas manquer.
Cette logique du « toujours plus, toujours moins cher » écrase pourtant les préoccupations écologiques que les Français affirment défendre. Deux tiers des acheteurs se disent pessimistes quant à l’avenir de la planète. Mais la conscience écologique se heurte au quotidien : près des deux tiers des clients déclarent devoir se restreindre régulièrement, un taux supérieur à la moyenne nationale (58 %). La priorité devient alors évidente : le budget avant l’écologie.
La mécanique psychologique du modèle est bien rodée. L’offre gigantesque 470 000 articles pour Shein, avec 10 000 nouveautés par jour flatte le plaisir d’acheter du neuf souvent, sans culpabiliser. Le renouvellement rapide séduit : huit clients sur dix apprécient la variété infinie du catalogue. Ceux-ci valorisent également l’innovation : 44 % recherchent des produits technologiques nouveaux, 64 % souhaitent personnaliser leurs achats, un taux supérieur à la moyenne des consommateurs.
L’ultra-fast commerce répond parfaitement à ces pulsions, grâce à un usage massif des algorithmes, capables de proposer une expérience d’achat sur mesure. Un modèle redoutablement efficace, qui joue sur le désir, la frustration et la gratification instantanée.
L’EMPRISE DES INFLUENCEURS : NOUVELLE CLASSE MOYENNE PRESCRIPTRICE
Dans cet univers, les influenceurs sont devenus des acteurs économiques à part entière. 37 % des acheteurs se fient à leurs recommandations pour préparer un achat, contre 26 % des internautes en général. Et dans les catégories phares, ces chiffres explosent : 54 % pour l’équipement de la personne, 32 % pour la décoration. Le phénomène est particulièrement massif chez les jeunes et les familles, précisément les catégories les plus représentées sur les plateformes d’ultra-fast commerce.
Les influenceurs n’incarnent pas seulement des prescripteurs de tendances : ils créent un sentiment d’appartenance, une forme de communauté où l’achat devient un rituel presque social. Les vidéos de « hauls », où des dizaines d’articles sont présentés en un seul déballage, entretiennent une culture de l’abondance et de la consommation-plaisir. Le fameux challenge « Zara versus Shein », qui comparait des vêtements similaires à prix cassés, a été visionné plus de 60 millions de fois, démontrant l’influence profonde de ces nouveaux acteurs sur les comportements d’achat.
Plus de deux tiers des acheteurs déclarent suivre des influenceurs pour trouver l’inspiration, pas seulement pour profiter de promotions. Pour eux, ces contenus sont synonymes d’idées nouvelles, de « bonnes découvertes » et d’un accès simplifié à un univers mode autrefois réservé aux enseignes traditionnelles.
En France, les discours écologiques se heurtent frontalement à la réalité économique : les consommateurs savent, mais achètent quand même. Les prix bas l’emportent largement sur les alertes environnementales, et le modèle de l’ultra-fast commerce continue de prospérer, porté par une clientèle en quête de pouvoir d’achat, de nouveauté et de gratification immédiate.
Un modèle qui interroge, mais que rien, pour l’instant, ne semble pouvoir freiner.















