Crise silencieuse mais profonde, la santé mentale des Calédoniens s’effondre depuis les émeutes de 2024. Enquête sur un territoire à bout.
Une population traumatisée et un système sous tension
Un an après les émeutes de mai 2024, la Nouvelle-Calédonie fait face à une véritable onde de choc psychologique. Le stress post-traumatique, les troubles anxieux, les insomnies et les dépressions frappent une population déjà éprouvée. Dans les centres médico-psychologiques (CMP) de Nouméa, du Mont-Dore ou de Païta, les consultations explosent.
Cette crise est d’autant plus lourde que les femmes de plus de 40 ans, souvent piliers familiaux, sont parmi les plus affectées. Burn-out, isolement, peur pour l’avenir… Derrière les reconstructions matérielles, c’est la reconstruction humaine qui est aujourd’hui en panne.
Des moyens médicaux insuffisants, une détresse croissante
La Nouvelle-Calédonie souffrait déjà d’un grave manque de professionnels de la santé mentale. En 2025, la situation devient critique : un psychiatre pour 12 000 habitants (contre 1 pour 5 000 en métropole), moins de 10 psychologues scolaires pour l’ensemble des établissements publics, et des délais de consultation supérieurs à deux mois.
Les soignants eux-mêmes sont à bout, confrontés à une double peine : soutenir les autres en s’effondrant eux-mêmes.
Enfants, adolescents, coutumiers : les oubliés du système
Les plus jeunes paient le prix fort. Enfants exposés à la violence, adolescents traumatisés par la crise politique et les confinements : les troubles du comportement et les phobies scolaires explosent. Le gouvernement réagit avec un baromètre jeunesse-santé mentale, lancé en juin 2025.
Ce questionnaire anonyme distribué dans les établissements aborde le sommeil, l’exposition au harcèlement, l’usage des écrans, le niveau de stress, l’accès à un soutien psychologique. Les premiers résultats attendus en août orienteront un plan d’action ciblé.
Autre groupe à risque : les chefs coutumiers et leurs familles. Isolés, parfois menacés, leur détresse morale est souvent ignorée. Plusieurs voix appellent à intégrer les spécificités culturelles océaniennes dans les parcours de soin.
Témoignage de Mélanie, 50 ans, femme discrète au regard fatigué. Métisse kanak et wallisienne, cette mère de trois enfants vivait jusqu’en mai 2024 à Nouméa, où elle occupait un poste de vendeuse dans un commerce. Mais les violentes émeutes qui ont embrasé la Nouvelle-Calédonie ce mois-là ont changé le cours de sa vie.
Je me suis toujours battue pour mes enfants. Aujourd’hui, je ne dors plus. Après les émeutes, j’ai perdu mon emploi. Et peu à peu, j’ai perdu pied. Je travaillais dans un magasin qui a été complètement détruit. En une nuit, tout s’est envolé : mon emploi, mes collègues, ma routine. J’étais fière de ce travail, je m’étais formée sur le tas. La boutique n’a jamais rouvert. Et aucun plan de reprise ou de reclassement ne lui a été proposé. Depuis, elle est sans emploi et sans perspectives concrètes. Je pleure sans raison. Je ne suis plus la même. Je fais des insomnies. J’ai des crises d’angoisse. Je suis épuisée. À la maison, mes enfants me regardent comme si j’étais une étrangère. Avant, j’étais leur pilier. Aujourd’hui, je suis brisée. On parle de reconstruction économique, mais il y a une reconstruction humaine à faire. On a besoin de soin, d’écoute, de reconnaissance.
Son médecin a parlé de dépression réactionnelle sévère. Elle refuse pourtant les antidépresseurs, de peur de « sombrer encore plus ». Le cas de Mélanie n’est pas isolé. Depuis les émeutes de mai 2024, de nombreuses femmes calédoniennes, souvent soutiens de famille, se retrouvent dans des situations de grande précarité et d’épuisement psychique.
Vers un Plan Marshall de la santé mentale ?
À la faveur du recul médiatique, cette crise silencieuse menace de retomber dans l’oubli. Pourtant, sans réponse politique forte, les blessures psychologiques risquent de nourrir les fractures à venir. Plusieurs élus appellent à un Plan Marshall de la santé mentale : recrutement d’équipes, financement d’associations, formation des éducateurs, et prise en charge culturelle adaptée.
Chiffres clés – Jeunes (12-18 ans)
- 1 collégien sur 3 ressent un stress permanent
- 1 lycéen sur 5 montre des symptômes dépressifs
- 65 % passent plus de 6h/jour sur les écrans
- 12 % ont déjà eu des idées suicidaires
Accès aux soins psychiatriques
- 1 psychiatre pour 12 000 habitants
- Moins de 10 psychologues scolaires sur tout le territoire
- 2 à 3 mois de délai pour un premier rendez-vous
- +40 % de consultations CMP en un an
En Nouvelle-Calédonie, la santé mentale est devenue un enjeu politique majeur. Soigner les corps ne suffira pas : il faudra soigner les esprits pour espérer reconstruire durablement le tissu social calédonien.