Suicides chez les forces de l’ordre : l’ultime alarme d’une République qui vacille
Deux gendarmes se suicident en une semaine. Une profession à bout de souffle, un État silencieux. Jusqu’où tiendra la digue républicaine ?
Une profession à bout, un silence d’État
Ils sont les premiers à arriver, les derniers à repartir. Toujours en uniforme, toujours sur le terrain, gendarmes mobiles et policiers paient au prix fort la dégradation du climat sécuritaire français. Le vendredi 27 juin, un chef d’escadron s’est donné la mort au Mont-Dore, en Nouvelle-Calédonie. Moins d’une semaine plus tôt, un jeune gendarme de 29 ans, originaire de Lifou, s’était suicidé à Camopi, en Guyane. Deux drames, deux territoires aux antipodes, mais un seul cri : celui d’une profession à bout de souffle.
Fatigue extrême, isolement, mépris institutionnel : le mal-être ronge les rangs en silence. L’État, lui, reste figé, muet derrière ses statistiques, comme s’il craignait plus le scandale médiatique que la mort de ses agents. En 2024, 27 policiers et 26 gendarmes se sont suicidés. Un chiffre glaçant, devenu banal. Et toujours la même réponse institutionnelle : aucune cause professionnelle identifiée.
Une usure physique et mentale devenue structurelle
Sur le terrain, l’épuisement est chronique. En Nouvelle-Calédonie, depuis les émeutes de mai 2024, plus de 3 500 gendarmes et policiers se relaient jour et nuit. Conditions précaires, stress constant, isolement familial : la rupture est là. Mais chaque fois qu’un suicide survient, la même ritournelle officielle revient : responsabilité individuelle, rien à signaler.
Or, les causes profondes sont connues. Des missions absurdes, des repos refusés, des mutations imposées, un encadrement sourd à la détresse : le cocktail est explosif. Sur le papier, des cellules psychologiques existent. En réalité, elles sont trop peu nombreuses, peu accessibles, et parfois moquées par la hiérarchie elle-même.
Ce n’est pas une génération fragile. C’est une institution qui n’écoute plus.
Évolution des suicides dans la police et la gendarmerie en France (2000–2024)
Année | Suicides Police | Suicides Gendarmerie |
---|---|---|
2000 | 45 | 28 |
2005 | 50 | 30 |
2010 | 55 | 25 |
2015 | 48 | 27 |
2018 | 33 | 24 |
2020 | 30 | 22 |
2022 | 36 | 23 |
2023 | 41 | 24 |
2024 | 27 | 26 |
Selon les rapports de la Mutuelle Générale de la Police (MGP), les publications de l’IGPN, les travaux de l’INHESJ (Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice) et d’articles de presse spécialisés (comme Le Monde, Actu17, Le Figaro, L’Essor de la Gendarmerie, etc.).
Même si les chiffres fluctuent, le taux de suicide en France reste structurellement élevé dans les deux institutions, bien supérieur à celui de la population active générale. Depuis plus de vingt ans, les forces de l’ordre affichent un taux de suicide supérieur de 30 à 40 % à celui du reste de la population active. Malgré des campagnes de prévention et quelques mesures symboliques, la tendance reste préoccupante.
Une République qui exige tout mais n’assume rien
Les deux suicides récents ne sont pas des anomalies. Ils sont les derniers signaux d’un effondrement moral. Depuis les attentats de 2015, les forces de sécurité sont sur tous les fronts : terrorisme, gilets jaunes, crise sanitaire, tensions communautaires. À chaque fois, les mêmes hommes, les mêmes femmes. Sans pause. Sans reconnaissance.
Dans les casernes, le silence est devenu règle. Le suicide est une honte. On le tait, on l’efface. Même les familles sont parfois tenues à l’écart. Ce n’est plus une simple souffrance individuelle. C’est un symptôme systémique.
Et face à cela ? Des annonces gouvernementales à la chaîne. Revalorisations, plans de prévention, communication. Mais sur le terrain, rien ne change. Les équipements sont vieux, les horaires explosent, les formations sont obsolètes. Même les jeunes recrues, pleines d’espoir, tombent de haut. Entre une hiérarchie déconnectée et une institution verrouillée, la colère monte — mais en silence.
Des rustines politiques sur un naufrage silencieux
Face à la gravité de la situation, le ministère de l’Intérieur se contente de rustines. Plans psychologiques, caméras-piétons, uniformes modernisés… Mais rien sur le fond : reconnaissance, protection, écoute.
Tant que les gouvernants verront les forces de l’ordre comme des fusibles à usage politique, rien ne changera. La méfiance grandit, la lassitude aussi. Même les syndicats, longtemps discrets, montent désormais au front. La discipline cède la place à la résignation.
Tenir jusqu’à quand ?
Sans que le lien direct ne soit officiellement établi, deux suicides, deux silences. Une même fracture. Ces deux cas, éloignés géographiquement mais proches dans le vécu professionnel, mettent en lumière le coût humain des déploiements répétés dans les territoires dits « sensibles ». Si la métropole connaît une usure structurelle de ses forces de l’ordre, la Nouvelle-Calédonie en constitue aujourd’hui un révélateur aigu, dans un silence politique absolu. Gendarmes et policiers tiennent encore debout — mais pour combien de temps ? La dignité ne suffit plus. Il faut une reconnaissance réelle, un accompagnement concret, un changement radical. Sans cela, c’est la digue républicaine elle-même qui menace de céder.