EXCLUSIF – Pharmacies calédoniennes : comment un système utile est devenu un business douteux
Renouvellements abusifs, cadeaux aux personnels infirmiers, CAFAT dépassée : enquête sur les dérives cachées du système pharmaceutique local.
Un système conçu pour aider… détourné pour abuser
À l’origine, l’intention était louable : faciliter l’accès aux médicaments pour les patients âgés, soutenir les familles débordées et épauler les infirmiers de terrain. Dans une Nouvelle-Calédonie marquée par l’éloignement géographique et les fragilités du système de soins à domicile, certaines pharmacies ont mis en place un service de renouvellement automatique et de livraison de traitements chroniques.
Ce service a été monté pour soulager les familles. Ce n’est pas un modèle à démolir, mais à corriger.
Cadre de santé à Dumbéa
L’objectif ? Éviter les oublis, sécuriser les traitements, alléger la charge des aidants. Mais ce qui relevait d’un accompagnement médical solidaire s’est peu à peu transformé en une mécanique commerciale perverse. Des dizaines de témoignages recueillis font état d’un système organisé de facturation abusive, fondé sur des renouvellements non justifiés et une exploitation des failles de contrôle de la CAFAT.
Au départ, c’était une bonne initiative. Beaucoup de personnes n’avaient pas la mobilité pour aller en pharmacie. Mais maintenant, ça dérape
confie une infirmière libérale. Pour autant, il faut rappeler que ces dérives ne sont pas généralisées. De nombreuses officines respectent les règles, tout comme une grande majorité des infirmiers libéraux, qui restent au cœur du suivi médical. Accuser l’ensemble du système serait aussi injuste que dangereux.
Oui, c’est connu dans notre secteur cette pratique mais tout le monde ne fait pas ça
Ordonnances recyclées, livraisons en excès et cadeaux sous la blouse
Le cœur du système repose sur l’exploitation des ordonnances originales à renouvellement multiple (3 à 6 mois). Certaines pharmacies les conservent, continuent de livrer sans tenir compte de l’état réel du patient, ni de la modification éventuelle du traitement.
Ils livrent même quand le patient a déjà les boîtes à la maison, ou que le médecin a changé de molécule
alerte la famille du patient. La CAFAT, pourtant en difficulté financière, ne dispose pas de mécanismes efficaces pour vérifier si les médicaments facturés sont consommés. Cela ouvre la voie à des dérives systématiques : livraisons inutiles, ordonnances prolongées sans consultation, et absence de coordination avec les médecins traitants.
Ce système flatte les volumes, pas la qualité du soin.
confirme un médecin généraliste.
Autre pratique inquiétante : des primes déguisées aux professionnels de santé. Certaines officines récompensent les infirmiers qui leur rapportent le plus d’ordonnances renouvelables. Les cadeaux ? Voyages, « séminaires », ou autres gratifications discrètes.
Plus tu amènes d’ordonnances avec des mois de renouvellement, plus tu es bien noté. Certains reçoivent des voyages médicaux… qui ressemblent surtout à des vacances
révèle un ex-employé de pharmacie. Mais là encore, attention à ne pas faire d’amalgame :
Il y a des abus, oui, mais l’écrasante majorité des infirmiers travaille correctement. Ils font partie de la boucle, ils alertent aussi quand les prescriptions sont incohérentes
confie un pharmacien.
Revenir à l’esprit initial : encadrer sans punir le bon usage
Le paradoxe est cruel : un système né pour aider les plus fragiles nourrit désormais la surconsommation et le gaspillage. Pourtant, il ne s’agit pas de le supprimer, mais de le recadrer avec fermeté.
Trois mesures se dessinent :
- Valider systématiquement les renouvellements via le médecin traitant.
- Organiser des audits aléatoires par la CAFAT sur les livraisons répétitives.
- Mettre fin à l’opacité des « partenariats » pharmacies-infirmiers.
Mais à vouloir tout contrôler, le remède risque de devenir pire que le mal.
Aujourd’hui, les dispositifs de vérification coûtent parfois plus cher que les dérives qu’ils cherchent à corriger
prévient une source proche de la CAFAT.
Il faut donc trouver un équilibre : sanctionner les abus, sans pénaliser ceux qui respectent la règle. Et surtout, ne pas légitimer des dispositifs de contrôle opaques ou inefficaces, qui finissent par affaiblir la confiance dans le système.
Il ne s’agit pas de casser l’outil, mais de l’empêcher de devenir une machine à profits, au détriment de la solidarité et de la santé publique
insiste un responsable pharmaceutique.
L’argent de la CAFAT, ce n’est pas de l’argent magique
Il est essentiel de rappeler une réalité souvent oubliée : l’argent de la CAFAT, c’est l’argent des Calédoniens. Ce ne sont ni des fonds abstraits, ni des aides automatiques venues d’ailleurs. Ce sont les cotisations sociales des entreprises, des travailleurs, etc qui font vivre ce système. La CAFAT ne sert pas uniquement à rembourser des boîtes de médicaments : elle finance les hospitalisations, les arrêts de travail, les pensions de retraite, les allocations familiales etc.
Autrement dit, chaque franc détourné ou mal utilisé, c’est un franc en moins pour soigner un malade grave, accompagner une personne handicapée, ou assurer une retraite méritée. En tolérant les abus, on ne fait pas que « payer trop » à certaines pharmacies. On organise un transfert d’argent collectif vers des officines qui, dans certains cas, surfacturent des services inutiles.
Quand une pharmacie facture 300 000 francs de livraisons mensuelles injustifiées, ce n’est pas une ligne comptable, c’est la cotisation d’un employeur qui disparaît, c’est une prise en charge retardée pour quelqu’un d’autre
résume un ancien administrateur de caisse.
Ce n’est pas le service qui est en cause, mais sa dérive localisée. À l’heure où les dépenses de santé explosent et où la confiance s’effrite, il est temps de rappeler que chaque boîte délivrée sans justification est une ressource gaspillée, un malade mal accompagné, un système de soins fragilisé. Si la Nouvelle-Calédonie veut préserver son modèle, la transparence et la rigueur doivent redevenir la norme — sans jeter l’opprobre sur ceux qui le font vivre avec éthique.
Les bons soignants paient pour les pratiques douteuses de quelques-uns.
témoigne un infirmier libéral.