Chaque année, des milliers de familles se rendent sur les tombes de leurs proches pour honorer la mémoire, fleurir les sépultures et perpétuer un geste sacré. Pourtant, à l’Île des Pins, un cimetière essentiel dans l’histoire du pays demeure dans l’ombre : le cimetière des déportés, appelé autrefois la « 6ᵉ commune ».
Un lieu unique où reposent communards, déportés kabyles et condamnés de droit commun, à la croisée d’une histoire française tourmentée.
Un lieu oublié, au moment où les Calédoniens fleurissent leurs ancêtres
À l’approche de la Toussaint, les traditions locales sont solides : on nettoie, on récure, on fleurit. Les allées des grands cimetières de Nouméa, du Mont-Dore ou de Païta s’emplissent de familles déterminées à préserver le souvenir.
Mais au même moment, sur la route RM1 de l’Île des Pins, un sentier discret mène à un cimetière que presque personne ne visite : une barrière blanche, des pierres alignées, une atmosphère de silence total.
On y pénètre comme on tourne une page oubliée de l’histoire nationale.
C’est ici que tout commence en 1872, lorsque la loi du 23 mars 1872 désigne l’Île des Pins comme terre de déportation simple. Sous l’impulsion du gouverneur de La Richerie, l’infanterie de marine construit les premières infrastructures pénitentiaires. Militaires, religieux, surveillants, fonctionnaires et transportés participent à l’édification d’un système carcéral scindé en deux territoires :
le territoire militaire pour les libres ;
le territoire de la déportation, divisé en cinq communes, pour les condamnés.
Chaque zone possède son propre cimetière. Celui des condamnés deviendra le cimetière des déportés, le plus chargé d’histoire et le plus méconnu.
Une nécropole construite par les déportés eux-mêmes
La première inhumation date du 1ᵉʳ novembre 1872, une date qui résonne particulièrement en cette période de Toussaint. L’aumônier catholique Pierre Janin conduit alors les funérailles d’Alexandre Gouéré, communard mort quelques semaines après son arrivée.
Très vite, les déportés mettent en place une souscription afin d’ériger un monument digne de leur mémoire. Dans leur journal L’Album de l’Île des Pins, daté du 26 février 1879, ils expliquent vouloir un symbole laïque : une pyramide blanche, encore visible aujourd’hui, épurée et fière, érigée par ceux-là mêmes qu’elle commémore.
Le cimetière avait été prévu pour 200 tombes, réparties en huit lignes et vingt-cinq colonnes. Mais la réalité en ajoutera plus de 300.
C’est ici que reposent :
des communards, vaincus de l’insurrection parisienne ;
des déportés kabyles, déracinés après les révoltes algériennes ;
des condamnés de droit commun, jusqu’en 1911.
Les sépultures originelles n’étaient que de simples monticules de terre, marqués par une grille ou une croix de bois selon l’acceptation, ou le refus de l’extrême-onction. Une nuance qui racontait tout : croyance, résistance, révolte intérieure.
Parmi les tombes identifiées, celles de Louis Linck, René Gibierge et Benoît Bocquillon, immortalisées par une photographie de 1876, constituent les rares témoins matériels d’une mémoire qui s’efface.
Aujourd’hui, seules deux sépultures s’élèvent encore avec des monuments en calcaire corallien :
Eugène de Verteuil, républicain, dont la tombe porte une dalle ;
Ernest Dormoy, communard, dont la colonne brisée évoque une vie abrégée.
Leur message est clair : par la couronne de laurier et de chêne, ils affirment un refus assumé de la religion, un héritage politique, une idéologie.
Un lieu de mémoire national… à 16 000 kilomètres de Paris
Le cimetière des déportés n’est pas qu’un site historique de province : il est un fragment de l’histoire française arraché au temps, le dernier refuge de 240 communards exilés en 1872 par la jeune IIIᵉ République.
Un pan entier de l’histoire de France repose ici, sous les pins colonnaires, loin des projecteurs et des commémorations officielles.
En 1968, l’association Les Amis de la Commune restaure le site. Sans cela, il aurait sans doute disparu, avalé par la végétation ou l’oubli. Mais loin d’un site-musée, le cimetière reste fragile : pierres dispersées, monuments fatigués, repères incertains pour les visiteurs.
Un patrimoine historique majeur trop souvent laissé sans entretien, alors même que les Calédoniens soignent avec ferveur leurs propres tombes familiales.
Pourtant, Paris n’a pas totalement oublié. Le 14 juin 2016, le Conseil de Paris adopte à l’unanimité la proposition d’offrir un Arbre de la Liberté à planter aux abords du cimetière, un geste symbolique fort, reliant la capitale française au bout du monde.
Le cimetière des déportés de l’Île des Pins n’est pas un simple site abandonné : c’est un lieu de mémoire français, un rappel des fractures politiques qui ont façonné la nation, une page d’histoire que notre pays ne doit pas laisser disparaître.
Rendre hommage à ces oubliés, c’est reconnaître une part essentielle de l’histoire calédonienne, et affirmer que la France sait honorer tous ses morts même ceux exilés à seize mille kilomètres.















