Témoignage exclusif de “Franck”, consommateur régulier à Nouméa
L’histoire commence au large, sur les plages turquoise de l’île des Pins. En 2024, plusieurs dizaines de kilos de cocaïne pure ont été découverts par hasard, rejetés par la mer. Les gendarmes parlent alors de « ballots échoués », les pêcheurs d’un « miracle blanc ».
Mais depuis cette découverte, c’est une autre marée qui monte : celle de la poudre dans Nouméa. Selon plusieurs sources concordantes, le trafic n’a jamais cessé. Il se serait même organisé et structuré.
Les autorités ont beau multiplier les opérations, comme celle de mai 2025, où 44 kg de cocaïne ont été saisis entre l’île des Pins et Nouméa, les chiffres donnent le vertige. En parallèle, une enquête douanière internationale a permis de remonter jusqu’à 67 kg dissimulés dans un conteneur maritime à destination de l’Australie.
Et dans la rue, les consommateurs le confirment : la poudre circule, toujours, partout.
C’est dans ce contexte que Franck (prénom d’emprunt), 39 ans, cadre du privé, a accepté de témoigner. Non pas pour s’excuser, mais pour comprendre. Comprendre comment, sur une île encore marquée par les séquelles des émeutes de mai 2024, la cocaïne s’est banalisée. Et comment lui, consommateur régulier depuis plusieurs années, tente aujourd’hui de s’en sortir.
« La légende veut qu’il y ait des centaines de kilos encore dans la nature »
La Dépêche : Franck, pouvez-vous nous raconter comment tout a commencé ?
Franck : J’ai commencé il y a six ans. Au début, c’était très occasionnel et festif : une ligne en soirée, entre amis. Je bossais beaucoup, je gagnais bien ma vie, je me disais que c’était “mon petit extra”. Et puis c’est devenu un besoin. Le lundi matin, le mercredi soir, avant une réunion. Aujourd’hui, j’en consomme environ 5 grammes par semaine, parfois plus.
Quand j’ai entendu qu’il y avait de la cocaïne échouée à l’île des Pins, j’ai d’abord rigolé. Mais dans le milieu, on a vite compris que ce n’était pas une blague : des dizaines de kilos ont réellement circulé. Et certains disent encore qu’il y en a plusieurs centaines planquées quelque part. Vrai ou faux, je ne sais pas. Mais une chose est sûre : le marché ne s’est jamais arrêté.
« Les prix sont stables, les vendeurs changent, mais la poudre coule à flot »
La Dépêche : On parle souvent d’un marché “nouméen” organisé. Vous le constatez ?
Franck : Clairement. Les contacts ont changé après les arrestations, les circuits se sont adaptés. Avant, il fallait connaître quelqu’un qui connaissait quelqu’un. Aujourd’hui, c’est presque un “réseau parallèle”. Les contacts tournent entre utilisateurs, les numéros circulent sous le manteau, et la came, elle, ne manque jamais.
Les prix se sont stabilisés entre 20 000 et 25 000 francs le gramme. Et encore, ça dépend du niveau de pureté : certains font couper avec des saloperies. Mais globalement, ça reste disponible en continu. Depuis janvier, je n’ai jamais eu de rupture. Jamais.
La Dépêche : Vous pensez que cette stabilité vient de la drogue échouée ?
Franck : En partie, oui. On sait qu’il y a eu plusieurs arrivages sur les plages, pas seulement ceux découverts par la gendarmerie. Certains pêcheurs auraient “récupéré” des ballots avant les forces de l’ordre. D’autres auraient planqué la marchandise dans des planques.
C’est ce qu’on appelle la “légende” : ces centaines de kilos disparus, dont personne ne sait vraiment où ils sont. Mais c’est aussi une réalité : le marché local n’a jamais été aussi fluide.
« La cocaïne, c’est la drogue du silence »
La Dépêche : En dehors du coût, quelles sont les conséquences dans votre vie ?
Franck : Tout s’effrite lentement. Ce n’est pas spectaculaire comme l’alcool ou la ICE, c’est plus insidieux. Tu fonctionnes, tu travailles, tu souris. Mais à l’intérieur, tout se fissure. L’argent file, les mensonges s’enchaînent.
C’est une drogue du silence. Personne ne te voit sombrer, mais toi, tu sais. Le pire, c’est l’épuisement. Le cerveau tourne à mille à l’heure, puis tu t’écrases. Tu te détestes, tu promets d’arrêter… jusqu’à la prochaine ligne.
La Dépêche : Vous avez cherché de l’aide ?
Franck : Oui, plusieurs fois. J’ai appelé le CHS, contacté deux psychologues. Mais ici, en Nouvelle-Calédonie, il n’y a aucune structure spécialisée dans le sevrage de la cocaïne. Les dispositifs sont pensés pour l’alcool, le cannabis, ou le kava.
On m’a dit : “il faut arrêter net, prenez des vitamines, reposez-vous”. C’est impossible. Ce n’est pas une question de volonté, c’est une dépendance neurologique, violente. Je ne connais aucun centre où je pourrais être hospitalisé pour une cure de désintox de cocaïne. Pas un.
Le tabou du “consommateur intégré”
Dans les milieux hospitaliers, le constat est partagé. La Nouvelle-Calédonie n’a pas de structure d’accueil spécifique pour les toxicomanies stimulantes. Un médecin addictologue du CHT, sous couvert d’anonymat, confirme :
Nous avons des prises en charge pour l’alcoolisme et les polyaddictions, mais rien de structuré pour la cocaïne. Les profils sont différents, souvent plus jeunes, souvent insérés socialement. Et il y a un tabou : on ne veut pas voir qu’une partie de la bourgeoisie locale consomme.
Selon un rapport de la gendarmerie publié en juillet 2025, le nombre d’interpellations liées à la cocaïne a été multiplié par trois en deux ans. Et les saisies de poudre ont augmenté de 400 %.
« Le trafic, c’est la face cachée du lagon »
La Dépêche : Comment se passe un achat aujourd’hui ?
Franck : Tout se passe sur Whatsapp ou Telegram. Tu paies en cash. C’est rapide, professionnel.
Personne ne parle. Parce qu’ici, c’est petit, tout le monde connaît tout le monde. Il y a une économie souterraine qui tourne à plein régime.
La Dépêche : Vous pensez qu’il s’agit d’un réseau local ou importé ?
Franck : Les ballots tombés du ciel ont créé des vocations : des pêcheurs, des transporteurs, des revendeurs. Des gens qui n’avaient jamais touché à ça avant. Et depuis, c’est devenu une filière parallèle.
La demande est forte, surtout dans les milieux aisés et festifs. Les jeunes cadres, les entrepreneurs, les gens qui “tiennent la cadence”. Ce n’est pas une drogue de rue, c’est une drogue de bureaux climatisés.
« Je ne veux plus vivre comme ça »
La Dépêche : Aujourd’hui, où en êtes-vous ?
Franck : J’essaie de décrocher. Lentement. J’ai réduit, mais le manque est là. Physiquement et mentalement. Je cherche un appui, une structure, quelque chose. Mais je ne trouve pas.
Je suis allé jusqu’à envisager de partir en métropole pour une cure, mais c’est hors de prix. Ici, la Nouvelle-Calédonie n’est pas préparée. On parle de reconstruction économique, de tourisme, mais pas de santé mentale.
Je sais que beaucoup de gens comme moi consomment en silence. Si on ne crée pas de solution, on va droit dans le mur.
La Dépêche : Que voudriez-vous dire aux autorités ?
Franck : Qu’il faut arrêter de fermer les yeux. La cocaïne n’est plus une curiosité importée par les touristes. C’est un problème local, enraciné, avec des filières bien installées. Et les consommateurs ne sont pas des marginaux, ce sont vos voisins, vos collègues, vos enfants.
Je ne demande pas la pitié. Juste qu’on admette que la coke est là, qu’elle détruit des vies, et qu’il faut des réponses adaptées.
Une urgence de santé publique
Les services de l’État confirment une hausse inquiétante des usages depuis deux ans, notamment chez les 25-40 ans. En parallèle, les saisies record de 2024 et 2025 montrent que la Nouvelle-Calédonie, longtemps considérée comme périphérique, est désormais une étape stratégique sur la route du trafic océanien.
Et pendant que les ballots continuent de dériver sur les côtes, d’autres dérives, plus silencieuses, gagnent les consciences.
Franck le résume d’une phrase :
On parle toujours des kilos qui tournent, jamais des gens qui coulent.














