Les Français d’aujourd’hui s’indignent des taxes modernes, mais oublient parfois que la France a déjà connu bien pire.
Il fut un temps où l’État comptait vos fenêtres… et vous faisait payer pour avoir de la lumière.
La France de 1798 : un pays ruiné qui cherche à se relever
À la fin du XVIIIᵉ siècle, la France sort exsangue de la Révolution. Les slogans égalitaires ont laissé place à un pays en ruine, aux caisses vidées, et aux improvisations financières successives. Dominique Ramel, ministre des Finances du Directoire, observe un État incapable de fonctionner, prisonnier de ses erreurs et de ses illusions. La Révolution française, née d’une crise fiscale sans précédent, a détruit les anciens impôts mais n’a jamais réussi à les remplacer durablement.
Après la spectaculaire banqueroute des deux tiers, il devient clair que le pays doit réhabiliter un système fiscal stable. Plus question de vivre sur le pillage des biens de l’Église ou sur les rançons exigées aux territoires conquis. Ramel décide alors de remettre de l’ordre dans le chaos : reconstruire la paix fiscale pour reconstruire la France.
C’est le 24 novembre 1798 que tombe la décision qui va marquer la vie quotidienne des Français pendant plus d’un siècle : l’impôt sur les portes et fenêtres. Un impôt simple, direct, redoutablement efficace et profondément impopulaire.
Un impôt ingénieux… et implacable
L’idée de Ramel est d’une efficacité brutale : taxer le nombre d’ouvertures visibles depuis la rue. Pas besoin d’envahir les domiciles, pas besoin de dossiers interminables : un agent passe, compte, et la facture tombe. Difficile d’imaginer une méthode plus claire, plus rapide et pour l’État plus rentable.
Cet impôt n’est pas une invention totale : Ramel cite un précédent britannique du XVIIᵉ siècle, et même un impôt romain, l’ostiarium, instauré par Jules César. Les grandes nations, rappelle-t-il, ont toujours assumé de financer leur puissance. La fiscalité fait la force d’un pays, pas ses plaintes.
Pourtant, cette contribution change vite la vie quotidienne des Français. Plus une maison a de fenêtres, plus elle est considérée comme un signe de richesse. Dans une France qui valorise la transparence et l’air, l’État transforme soudain ces ouvertures en symbole fiscal.
Dans les campagnes, les propriétaires murent les petites fenêtres. Dans les villes, les façades changent : des ouvertures disparaissent du jour au lendemain. La logique est simple : moins de lumière, moins d’impôts.
La conséquence sanitaire, elle, est dramatique. Moins de ventilation, moins d’ensoleillement, plus de maladies. En Angleterre, après une hausse de la taxe en 1820, certains immeubles deviennent quasiment aveugles. Le rachitisme gagne du terrain, au point d’être surnommé le « mal anglais ».
En France, autre curiosité : les fenêtres à meneaux, héritées de la Renaissance, sont détruites en masse. Pourquoi ? Parce que pour le fisc, une fenêtre compartimentée en quatre… compte pour quatre fenêtres. Les propriétaires n’hésitent pas : ils sacrifient leur patrimoine architectural pour alléger la note.
Un impôt détesté mais durable : 128 ans de rejet populaire
La colère gronde dans le pays. Les Français vivent dans des maisons sombres, mal aérées, parfois insalubres. Victor Hugo, dans Les Misérables, dénonce une situation qu’il juge indigne :
Dieu donne l’air aux hommes, la loi le leur vend.
Pourtant, malgré l’impopularité grandissante, l’impôt perdure. Ironiquement, ce qui devait être une mesure provisoire pour stabiliser la France devient l’un des impôts les plus durables de notre histoire, maintenu de 1798 à 1926.
Ce n’est qu’avec le Cartel des gauches que la contribution est enfin supprimée. Un siècle de plaintes, un siècle de façades modifiées, un siècle de logements assombris par un impôt jugé injuste… mais terriblement efficace pour renflouer les caisses.
Aujourd’hui encore, en se promenant dans de nombreuses villes françaises, on peut voir des fenêtres murées, des ouvertures obstruées, des traces architecturales de cet impôt qui a façonné le paysage urbain. Preuve matérielle que la fiscalité peut transformer durablement un pays, parfois au détriment du bon sens… mais toujours au service des besoins de l’État.
Car au fond, la leçon reste la même : l’État ne recule jamais devant un impôt quand il s’agit de survivre. Et Dominique Ramel, en 1798, avait compris mieux que quiconque que pour sauver la France, il fallait commencer par rétablir l’autorité fiscale même au prix d’un pays plongé dans la pénombre.



















