Deux mille ans après, le cri de Bethléem n’a pas disparu.
Il traverse les siècles et renvoie chaque époque à sa responsabilité morale face aux plus faibles.
Bethléem, quand la peur du pouvoir engendre la barbarie
L’épisode est rapporté sans détour par l’Évangile selon saint Matthieu, au chapitre 2. Jésus vient de naître à Bethléem lorsque des Mages venus d’Orient se présentent à Jérusalem. Ils ne demandent pas l’aumône, ils posent une question politique : où est le roi des Juifs qui vient de naître ?
Pour Hérode, souverain paranoïaque et brutal, la menace est immédiate. Il ne s’agit pas de foi, mais de pouvoir. Craignant pour son trône, il consulte les scribes, manipule les Mages et tente d’obtenir l’emplacement précis de l’enfant.
Mais l’Évangile est clair : avertis en songe, les Mages refusent de retourner auprès d’Hérode. Déjoué, humilié, le tyran réagit comme tous les despotes de l’Histoire : par la violence aveugle. Il ordonne le massacre de tous les enfants mâles de moins de deux ans dans la région de Bethléem.
Jésus, lui, a déjà fui. Joseph, averti à son tour, a pris la route de l’exil vers l’Égypte avec Marie et l’enfant. Le salut passe par la fuite. Les autres n’auront pas cette chance.
Ce récit n’est pas une légende sucrée de Noël. C’est un acte d’accusation contre la soif de domination, contre l’obsession du pouvoir prêt à écraser l’innocence pour survivre.
Les Saints Innocents, première avant-garde des martyrs chrétiens
L’Église n’a jamais minimisé cet épisode. Elle l’a inscrit au cœur de sa mémoire. Ces enfants, morts sans avoir parlé, sans avoir choisi, sont vénérés comme martyrs. Non pour leurs actes, mais pour ce qu’ils incarnent : l’innocence sacrifiée par la tyrannie.
Au IVᵉ siècle, le poète Prudence les appelle flores martyrum, les fleurs des martyrs, arrachées avant d’avoir grandi. L’évêque Quodvultdeus résume la théologie de cet événement avec une force saisissante :
Ils ne parlent pas encore et déjà ils confessent le Christ. Ils ne peuvent combattre, mais portent déjà la palme de la victoire.
Dans la tradition chrétienne, les Saints Innocents sont la première page sanglante d’une longue histoire de persécutions. Ils annoncent le destin du Christ lui-même : l’Innocent absolu, rejeté, condamné, exécuté par un pouvoir qui refuse toute vérité qui le dépasse.
La fête des Saints Innocents, élevée au rang liturgique par Pie V, rappelle une vérité que notre époque préfère souvent oublier : toute civilisation se juge à la manière dont elle protège ses enfants.
Les innocents d’aujourd’hui, victimes des nouveaux Hérode
L’Église n’a jamais figé ce massacre dans le passé. En 2016, lors de la fête des Saints Innocents, le pape François a parlé sans détour des nouveaux Hérode de notre temps. Il a évoqué le même gémissement, les mêmes pleurs, la même douleur qui traversent aujourd’hui le monde.
Les formes ont changé, la logique demeure. Travail clandestin, esclavage moderne, prostitution, exploitation, guerres, exils forcés : ce sont les nouveaux visages du massacre des innocents. Des millions d’enfants broyés par des systèmes économiques, idéologiques ou militaires qui les dépassent.
La modernité aime se donner bonne conscience à coups de conventions et de déclarations. Il aura fallu attendre 1989 pour que la Convention internationale des droits de l’enfant voie le jour, deux siècles après les grandes proclamations des droits de l’homme. Un progrès tardif, souvent contredit par les faits.
Des organisations comme l’UNICEF, Aide et Action, Enfance et Partage accomplissent un travail essentiel. Mais aucune ONG ne pourra remplacer ce que les sociétés refusent d’assumer : la responsabilité politique, morale et culturelle de protéger l’innocence.
La mémoire des Saints Innocents n’est donc pas un folklore religieux. C’est un miroir brutal tendu à chaque époque. Elle rappelle que le mal commence toujours par une justification, une peur, un calcul. Et qu’il s’achève presque toujours sur le corps des plus faibles.
















