Deux siècles avant l’explosion des dépenses sociales et la crise démographique européenne, un pasteur anglais posait un diagnostic brutal, rationnel et dérangeant.
Son nom est invoqué partout, ses thèses sont citées rarement, et presque toujours mal comprises.
Thomas Malthus, un intellectuel enraciné dans le réel
Né le 13 février 1766 à Dorking et mort le 29 décembre 1834 à Bath, Thomas Malthus demeure l’un des rares penseurs démographes connus du grand public.
Ironie du sort : sa notoriété dépasse largement la compréhension réelle de ses thèses.
Issu d’un milieu aisé, fils d’un propriétaire terrien cultivé, Malthus grandit dans un foyer ouvert aux débats intellectuels. Son père fréquente David Hume et Jean-Jacques Rousseau, figures majeures du siècle des Lumières.
Mais Malthus, lui, ne choisira pas l’utopie abstraite : il observera les faits.
Après des études à Cambridge, il devient pasteur anglican, puis professeur d’histoire et d’économie politique au collège de la Compagnie des Indes en 1805.
Il mène une vie familiale stable, loin des fantasmes révolutionnaires : marié, il est père de quatre enfants.
À la fin du XVIIIᵉ siècle, l’Angleterre fait face à une explosion des dépenses sociales héritées de la loi des pauvres de 1601.
Ce système, réactivé par l’obligation faite aux paroisses d’aider les indigents, voit son coût passer d’un million de livres en 1770 à près de quarante millions à la fin du siècle.
Un constat s’impose alors à de nombreux observateurs : la charité publique produit plus de pauvreté qu’elle n’en résout.
Une théorie démographique fondée sur l’arithmétique, pas l’idéologie
C’est dans ce contexte que Malthus publie anonymement, en 1798, son Essai sur le principe de population.
Un texte fondateur, enrichi et réédité jusqu’en 1826.
Dès les premières pages, Malthus pose deux postulats simples et incontestables :
la nourriture est indispensable à la survie humaine, et l’instinct sexuel est une constante anthropologique.
De cette double réalité découle son raisonnement central : la population croît plus vite que les ressources alimentaires.
Il écrit sans détour :
Le pouvoir multiplicateur de la population est infiniment plus grand que le pouvoir de la terre de produire la subsistance de l’homme.
La démonstration est mathématique :
– la population augmente selon une progression géométrique (2, 4, 8…) ;
– les subsistances selon une progression arithmétique (1, 2, 3…).
En langage moderne : croissance exponentielle contre croissance linéaire.
Lorsque les deux dynamiques se déséquilibrent, la correction est brutale : famines, misère, mortalité.
Malthus ne décrit pas un monde idéal.
Il décrit le monde tel qu’il est.
Malthus contre l’assistanat et l’illusion de l’État-providence
Face à ce déséquilibre structurel, Malthus ne prône ni la violence ni la coercition étatique.
Sa solution repose sur la responsabilité individuelle et la morale sociale.
Il recommande :
– le report de l’âge du mariage ;
– la chasteté avant l’union ;
– la limitation volontaire des naissances au nombre d’enfants que l’on peut réellement nourrir.
Il observe d’ailleurs que les paysans français de son époque appliquent déjà ces principes, en se mariant tardivement, bien plus qu’aux siècles précédents.
Mais surtout, Malthus s’oppose frontalement à l’intervention de l’État dans l’assistance sociale.
Pour lui, aider mécaniquement les pauvres revient à multiplier la pauvreté.
Il écrit sans ambiguïté :
Le peuple doit se considérer comme étant lui-même la cause principale de ses misères.
Une phrase aujourd’hui jugée « choquante », mais qui traduit une idée centrale : la déresponsabilisation collective engendre l’effondrement social.
Par extension, le malthusianisme désigne toute doctrine considérant que les capacités de développement sont limitées.
Être « malthusien », c’est vouloir réduire artificiellement la demande.
Être « anti-malthusien », c’est chercher à accroître l’offre par l’innovation, la production et la souveraineté économique.
À ce titre, Malthus défend également un protectionnisme assumé, visant à préserver l’économie nationale face à une concurrence étrangère destructrice.
Réduit à une caricature par ses détracteurs, Thomas Malthus n’était ni un misanthrope ni un idéologue.
Il fut un observateur rigoureux, convaincu que la morale, la responsabilité et la lucidité valent mieux que l’utopie et la fuite en avant sociale.
À l’heure des déficits abyssaux et du déclin démographique européen, sa pensée mérite d’être relue sans filtre idéologique.
















