En saluant le départ de Manuel Valls, Philippe Gomès n’a pas simplement adressé une lettre d’amitié. Il a, sans le dire, tourné la dernière page d’un livre qu’il avait lui-même écrit : celui d’une génération persuadée que la France pouvait encore se gouverner par le dialogue, la dépense et la morale républicaine.
Un hommage qui sonne comme un aveu
« C’est avec une infinie tristesse que je t’écris ces quelques lignes. » Dès l’incipit, le ton est posé : non pas politique, mais sentimental. Gomès ne parle pas de cap ou de vision ; il pleure la disparition d’un monde familier, celui des médiateurs raisonnables et des compromis perpétuels. Il évoque « le fait du Prince » et « l’interminable agonie de la macronie » : une attaque à peine voilée contre le pouvoir central, mais aussi, sans qu’il s’en rende compte, la description parfaite du système qu’il a toujours soutenu. Car la verticalité, la dépendance au centre, la distribution des ressources, tout cela fut sa matrice.
Depuis Juppé et Borloo, jusqu’à Hollande et Macron, Gomès a suivi la ligne la plus sûre : celle de la raison gestionnaire. Toujours poli, toujours “constructif”, jamais responsable du désordre : le profil idéal d’un notable de la Ve République tardive. Son loyalisme autonome n’était pas idéologique ; il relevait de la méthode, de ce réflexe d’administration qui confond la stabilité avec le progrès.
La rhétorique du monde d’avant
Dans sa lettre à Valls, on retrouve la langue de cette France feutrée : des “raisons d’espérer”, “une petite flamme de l’espoir”, “un pays en voie d’épuisement”. Un français administratif et sentimental, héritier d’une époque où les mots remplaçaient les décisions. Ce registre de compassion technocratique a longtemps permis de différer l’examen du réel : acheter la paix sociale à crédit, maquiller les blocages en dialogue, et présenter chaque subvention comme une réconciliation.
La “République” dont parle Gomès n’est pas celle de la verticalité gaullienne ni celle du peuple souverain : c’est celle du transfert et du consensus, celle qui se félicitait d’éviter les crises plutôt que de les résoudre.
Lorsqu’il écrit que Valls avait « su redonner aux Outre-mer des raisons d’espérer de la France », on entend moins un hommage qu’une confession. Gomès reconnaît, sans le formuler, que tout repose encore sur l’espérance subventionnée : sur la promesse plus que sur l’action. Cette grammaire du “dialogue responsable” s’effondre aujourd’hui avec la crise du modèle métropolitain ; elle laisse à nu le caractère purement comptable d’une politique qui croyait être morale.
Le miroir du système
C’est toute l’ironie de cette élégie : Gomès fustige la brutalité du centre parisien tout en en ayant été l’un des plus fidèles relais. Il dénonce « le fait du Prince », mais il a toujours vécu de la plume du Prince : celle qui signe les décrets, les nominations et les dotations.
Il regrette que Valls ait été écarté « d’un trait de plume » ; or c’est précisément ce trait de plume – celui du chèque et du décret – qui a tenu son monde pendant quarante ans. La “République raisonnable” qu’il pleure est celle qui a vécu sur la rente et la dette, et qui s’effondre aujourd’hui sous son poids.
Un autonomiste sans pays
Sous l’étiquette du non-indépendantisme, Gomès a toujours rêvé d’une Calédonie dans la France mais à distance : ni sujette ni libre. Cette position d’équilibriste faisait de lui un autonomiste de méthode, non de principes. Mais depuis ses atermoiements autour de l’accord de Bougival et le délitement du centre français, le modèle qu’il incarnait n’a plus de socle. Son dernier hommage à Valls sonne donc comme un geste de deuil : celui d’un homme raisonnable dans un monde qui ne l’est plus.
« Toute ma gratitude pour ton énergie, ta sincérité et ton engagement au service de notre petit pays », écrit-il pour conclure. Le glissement sémantique est révélateur : celui qui se voulait le pont entre Nouméa et Paris parle désormais comme un provincial lucide sur le retrait de la métropole.
C’est élégant, mais c’est un adieu.
Une génération sortie du réel
Au fond, cette lettre n’est ni une attaque contre Macron ni une défense de Valls. C’est la confession d’un homme qui voit disparaître le système qui l’a fait vivre et qui le regrette sans pouvoir le dire. Elle résume le parcours de toute une génération politique qui a tenu le pays par la dette et le langage, jusqu’à ce que le réel se rappelle à elle. Philippe Gomès n’a pas quitté le système : c’est le système qui l’a abandonné. Et derrière la politesse de sa plume, on devine le soulagement inconscient d’un homme qui n’a plus à défendre l’indéfendable.
La lettre de Philippe Gomès n’est pas un testament républicain ; c’est l’adieu d’un homme du système à son propre confort politique, le dernier reflet d’une France qui croyait encore qu’on pouvait gouverner avec des mots.
La France des Boomers.