Un an et demi après les émeutes de mai 2024, la Nouvelle-Calédonie découvre une seconde onde de choc : celle des assurances et de la responsabilité de l’État. Le tribunal administratif a estimé que l’État n’avait pas suffisamment assuré la sécurité des Calédoniens, une décision qui pourrait redessiner les règles du jeu entre pouvoirs publics, compagnies et victimes. Derrière les débats juridiques, un chiffre écrase tout : des dizaines de milliards déjà engagés, et un système assurantiel local sous tension.
103 milliards de sinistres assurés : l’économie paie, les entreprises d’abord
Le cœur de la facture, ce sont les entreprises. Selon les chiffres présentés, 3 600 sinistres relèvent de l’assurance privée, pour un coût estimé à 103 milliards de francs CFP. Et 95 % de cette charge concerne le tissu économique : bâtiments, matériel, marchandises, stocks, outils de production.
Les assureurs affirment avoir déjà réglé l’essentiel sur ce volet : 80 % de la charge entreprises serait payée à ce stade, soit un peu plus de 60 milliards. Le reste, ce sont des dossiers qui traînent pour des raisons très concrètes : indemnités versées “en différé” quand la reconstruction est terminée, contentieux, suspicions de fraude, expertises à finaliser.
Et puis il y a un sujet qui arrive ensuite, plus discret mais potentiellement lourd : les pertes d’exploitation, évaluées autour de 20 milliards à venir, calculées après la reprise d’activité des entreprises et l’analyse comptable des mois suivants.
Mais si les assureurs paient, une question monte : pourquoi l’addition est-elle devenue aussi massive ?
Le tribunal administratif pointe l’État : une décision qui change la donne
Le tournant, c’est la décision judiciaire rendue à la suite d’un recours déposé par Allianz. Le tribunal administratif reconnaît la responsabilité de l’État, au motif que le maintien de l’ordre n’aurait pas été assuré de façon suffisante. Ce type de recours n’est pas inédit dans l’histoire française, mais la condamnation de l’État, elle, marque un cap et frappe les esprits en Nouvelle-Calédonie.
Cette reconnaissance ouvre plusieurs portes. D’abord, celle des autres assureurs, qui préparent chacun leurs dossiers de leur côté. Pas de procédure collective annoncée côté compagnies, mais une logique d’enchaînement possible : l’un ouvre la voie, les autres suivent, avec leurs propres sinistres et leurs propres montages juridiques.
Surtout, la décision crée un appel d’air pour un public souvent oublié : les victimes non assurées. Si la responsabilité de l’État est retenue, elles pourraient tenter à leur tour une action, individuellement ou sous forme d’action de groupe, pour obtenir réparation.
Reste une inconnue majeure : l’État peut faire appel. Et si appel il y a, la procédure pourrait durer trois à cinq ans, avec une audience en appel portée par des magistrats métropolitains, loin du terrain et de la violence vécue ici. Autrement dit : le jugement existe, mais la bataille judiciaire ne fait peut-être que commencer.
Et pendant que le droit avance à petits pas, le marché de l’assurance, lui, bouge déjà à grande vitesse.
“Zones de conflagration” : le marché local se contracte, les prix montent
Dans l’assurance, ce qui inquiète n’est pas seulement le passé, c’est le futur. Depuis mai 2024, certains acteurs se désengagent ou restreignent leur activité, notamment sur les contrats professionnels. Et contrairement à d’autres secteurs économiques, le départ d’un concurrent n’est pas une bonne nouvelle : il concentre le risque sur les quelques acteurs restants.
Les assureurs parlent de “zones d’accumulation” ou “zones de conflagration” : quand trop de biens assurés sont regroupés dans un même périmètre, le risque devient trop lourd à porter. Résultat : soit on refuse certains dossiers, soit on doit acheter davantage de réassurance et là, la facture grimpe très vite.
Dans ce contexte, les contrats de réassurance ont déjà pris une surprime importante sur 2025, appelée à se prolonger en 2026. Des niveaux de hausse autour de 25 % sont évoqués, avec une conséquence mécanique : les tarifs montent pour les assurés, professionnels comme particuliers, parce que les compagnies répercutent ce surcoût pour rester solvables.
Les assureurs insistent sur un point : ils n’ont aucun intérêt à “faire traîner” les indemnisations, car les provisions pèsent sur leur solvabilité, sous le regard du contrôle prudentiel. Mais côté assurés, la perception est souvent inverse : lenteur, incompréhension, suspicion. Les deux réalités coexistent, et c’est précisément ce fossé qui fracture la confiance.
Face à ce mur, une idée revient dans le débat public : mutualiser nationalement ce risque devenu presque “inassurable”.
Vers un fonds “émeutes” sur le modèle catastrophes naturelles : la piste qui monte
Une discussion s’est ouverte entre l’État et le secteur assurantiel : créer un mécanisme de partage du risque entre puissance publique, assureurs et réassureurs, afin de restaurer l’assurabilité des émeutes et mouvements populaires.
Le schéma envisagé s’inspire du modèle “catastrophes naturelles” : une surprime ajoutée aux contrats d’assurance dommages (privés et professionnels), des clauses standard obligatoires, et un système de reconnaissance officielle de l’événement par une commission. Une fois l’événement reconnu, les assureurs gèrent les dossiers, et l’indemnisation s’appuie sur le fonds.
En Nouvelle-Calédonie, l’idée est particulièrement sensible : le territoire ne bénéficie pas du régime “Cat- Nat” de métropole pour les événements naturels, ce qui rend la comparaison politiquement explosive. Mais sur le risque émeutes, le raisonnement est clair : sans mécanisme national, les assureurs disent porter un risque qui dépend directement de la doctrine de maintien de l’ordre… donc d’un choix régalien.
Le chantier reste long : il faut un passage parlementaire, un budget voté, et des validations réglementaires. Mais le signal est net : le sujet n’est plus théorique, il est revenu au cœur des arbitrages.
L’après-mai 2024 ne se joue plus seulement dans les rues ou dans les débats politiques : il se joue désormais dans les tribunaux, les contrats et les primes d’assurance. La condamnation de l’État en première instance agit comme un révélateur : quand le régalien vacille, le privé encaisse, puis réclame des comptes.
Reste le choix collectif : laisser le marché se durcir jusqu’à l’asphyxie, ou bâtir un mécanisme national de mutualisation qui protège à la fois les victimes, les entreprises… et la continuité économique du territoire.

















