Enquête sur les symptômes visibles d’une crise silencieuse
Depuis quelques mois, les rues du centre-ville de Nouméa offrent un visage nouveau de la précarité. Une pratique inédite s’y est installée, presque naturellement : la vente de sacs de fruits et de légumes du pays, appelés ici « pochons ». Cette économie informelle, née de la nécessité, s’étend de plus en plus, jusqu’aux nakamal du Grand Nouméa. Le phénomène ne touche plus seulement le centre-ville : il devient structurel.
Le centre-ville déserté, les pochons s’installent
Le cœur de Nouméa présente aujourd’hui un visage contrasté : les commerces traditionnels peinent, les vitrines se vident, les clients se font rares. La Place des Cocotiers, jadis animée par les marchés et événements, abrite aujourd’hui une autre forme d’activité : celle de la survie.
Hommes, femmes, parfois en famille, ils font du porte-à-porte pour proposer quelques mangues, bananes, « pommes cannelles » ou citrons, rangés dans des sachets. Ces pochons sont vendus entre 500 et 1000 francs. Un prix souvent négociable, mais qui dépasse largement celui des marchés officiels.
Je préfère vendre ces pochons que mendier. Au moins, je garde un peu de dignité,
confie Jean, ancien ouvrier du bâtiment, au chômage depuis les émeutes de mai 2024.
Certains clients achètent par compassion, d’autres par habitude ou solidarité.
C’est vrai que c’est cher, mais comment refuser quand on voit leur situation ?
s’interroge une cliente régulière. Un commerçant du centre-ville ajoute, mi-cynique, mi-solidaire : « 1000 F pour trois mangues, c’est abusif, mais on a peut-être de la chance que notre commerce ne soit pas brûlé si on est dans l’entraide. »
Une solidarité à double tranchant
Dans une ambiance économique dégradée, ces micro-ventes deviennent un filet de secours. Mais elles soulèvent aussi des questions : faut-il réglementer ? Est-ce un marché noir ? Une nouvelle forme de mendicité déguisée ? Les acteurs sociaux tirent la sonnette d’alarme : à trop tolérer, on institutionnalise la misère.
Des parcours brisés
Les vendeurs rencontrés ont souvent des parcours similaires : travailleurs licenciés, jeunes en rupture, mères isolées. Beaucoup viennent du Nord ou des îles, et refusent de « rentrer bredouilles ». D’autres n’ont plus de foyer stable.
Nathalie, ancienne salariée d’un magasin de bricolage incendié en mai 2024, vend aujourd’hui des pochons pour nourrir ses deux enfants.
Plus de travail, plus de salaire. J’ai pas d’économies, je dois payer le loyer, l’électricité et la nourriture,
dit-elle simplement.
Au début, elle avait honte. Maintenant, elle vend une vingtaine de pochons par jour.
Ceux qui achètent, ce sont des Métros, des Caldoches. Ils n’ont pas l’air de juger.
Les nakamal, nouveaux relais d’échange
Ce commerce de survie s’étend peu à peu à la périphérie. Dans les quartiers populaires, autour des nakamal, ces lieux sociaux traditionnels, les pochons apparaissent sur les nattes, entre deux shell de kava.
C’est plus discret, mais ça se fait. Chacun apporte ce qu’il peut vendre. On s’entraide,
explique un habitant de Dumbéa-sur-mer.
Cette dérive, qui a d’abord pris racine dans l’urgence, devient une habitude. Elle traduit un glissement sociétal profond, un décrochage entre la vie « officielle » et la réalité de terrain.
Une crise qui ne dit pas son nom
Les « pochons à 1000 » sont devenus le symbole discret mais percutant d’une crise multiforme. Chaque sachet vendu raconte une histoire de chute sociale, de chômage, d’inventivité aussi. Ils révèlent une société en tension, où l’entraide populaire compense les silences des leaders indépendantistes de la CCAT qui ont créé cette situation.
La question demeure : comment réagir ? Laisser-faire, c’est consacrer la pauvreté comme système. Interdire, c’est punir ceux qui n’ont plus rien. Entre les deux, une voie existe peut-être : celle de la reconnaissance, de l’accompagnement, au plus près du trottoir.
En attendant, à chaque coin de rue, entre deux regards qui fuient ou s’accrochent, les pochons continuent de circuler. Trop chers pour certains, trop lourds de sens pour d’autres, ils sont là. Ils disent ce que les chiffres n’osent plus raconter.