ENTRETIEN. Les tensions entre Pékin et Tokyo ont connu un regain depuis la nomination de Sanae Takaichi à la tête du gouvernement nippon. Les récentes déclarations de la dame de fer japonaise au sujet de Taïwan ont déclenché l’ire de la République populaire de Chine. Emmanuel Lincot* analyse pour le JDD cette nouvelle escalade.

Pic de tension en Asie de l’Est. Début novembre, la nouvelle cheffe du gouvernement japonais, Sanae Takaichi, a affirmé qu’une offensive chinoise contre Taïwan serait pour le Japon une « menace existentielle » qui déclencherait une action militaire nippone immédiate. Qualifiant ces propos de « grave violation » du droit international, Pékin a accusé Tokyo d’avoir « franchi une ligne rouge » et a menacé de riposter militairement à toute « agression ». Une escalade qui ravive des tensions historiques et une rivalité latente.
Le JDD. Face à la Chine et à ses pressions, Sanae Takaichi s’illustre par un discours ferme et intransigeant. Cette déclaration constitue-t-elle selon vous un impair diplomatique ou, au contraire, une prise de position nécessaire ? Comment cette ligne est-elle perçue par la Chine ?
Emmanuel Lincot. On peut voir dans la rhétorique nationaliste de Sanae Takaichi une radicalité formelle, mais son attitude était attendue : la nouvelle Première ministre japonaise s’inscrit dans la continuité de son prédécesseur Shinzo Abe. En revanche, son ton belliqueux a pu surprendre Pékin, dans le sens où Takaichi est une femme. Il s’agit sans doute d’un préjugé, mais les stéréotypes ont la vie dure et il est fort probable que la Chine s’attendait à davantage de douceur de la part d’une femme d’État, qui, dès ses premières déclarations publiques, s’est révélée bien plus agressive qu’escompté.
Qu’en est-il de la position de l’administration Trump sur la relation Chine-Japon ?
On pourrait avoir des doutes quant au soutien américain apporté à ses alliés en Asie face à Pékin, mais les relations entre les États-Unis et le Japon sont excellentes et le tournant nationaliste qu’incarne Sanae Takaichi ne changera pas la position stratégique américaine. Peu après sa rencontre avec le président chinois Xi Jinping, en novembre dernier, Donald Trump n’a pas hésité à renforcer ses liens avec Taïwan, en reconduisant des investissements de 350 milliards de dollars dans le cadre du Taïwan Relations Act (loi-cadre qui régit les relations entre Taipei et Washington depuis 1979). En ce sens, Washington et Tokyo sont sur la même longueur d’onde. La conduite à tenir vis-à-vis de la Chine au sujet de Taïwan est la même, côté américain comme côté japonais. Même si Trump tente diplomatiquement d’éviter que le Japon et la Chine ne s’écharpent davantage pour défendre le plus possible les intérêts de l’Amérique dans la région.
Autre point également, que je souhaite évoquer s’agissant de la stratégie du président américain : on dit que Donald Trump est un personnage imprévisible, versatile, qui n’a aucun cap ni aucune constance. En vérité, il applique une politique implacable : celle du rapport de force. Que peut faire le Japon pour les États-Unis ? Pas grand-chose. Or, la réciproque n’est pas vraie. Les Japonais ont indiscutablement besoin de l’aide américaine : sans le soutien de Washington, le Japon est défait. Trump en use et en abuse, sachant évidemment qu’il est en position de force. Et c’est le jeu qu’il mène avec l’ensemble de ses partenaires étrangers, tout en jouant ici la carte de la conciliation avec la Chine, dans le but d’apaiser les relations commerciales entre leurs deux pays et de sécuriser ses approvisionnements en terres rares. Trump est un vieux dinosaure, qui emprunte beaucoup aux principes bismarckiens : c’est-à-dire à la Realpolitik, soit le fait de servir les intérêts de sa nation avant toute autre considération idéologique.
Trump a récemment conseillé à Sanae Takaichi de « ne pas provoquer » la Chine sur la question de la souveraineté de Taïwan. Le Japon peut-il compter sur la garantie du soutien américain face aux intimidations chinoises ?
L’ambiguïté stratégique et la politique américaine du « en même temps » demeurent. Pour autant, les États-Unis sont parfaitement conscients que le fait de lâcher leurs alliés asiatiques signerait l’effondrement de leur architecture sécuritaire régionale. Soit la perte d’un système d’alliances noué et entretenu depuis des décennies, et hérité de la Guerre froide (Otase pour l’Asie du Sud-Est, Quad et Five Eyes dans l’Indo-Pacifique, etc.). Face à la Chine, les États-Unis ont tout intérêt à soigner leur crédibilité stratégique et à ménager leurs alliés historiques. Le risque d’un effet domino serait pour eux un désastre. C’est pourquoi je ne vois absolument pas Donald Trump renoncer à son partenariat avec le Japon, quand bien même les relations de Tokyo avec la Chine pourraient être amenées à se muscler. Trump n’hésitera pas à donner des coups de menton de chaque côté si nécessaire afin de préserver ses intérêts commerciaux.
Cette joute oratoire au sujet de Taïwan ne risque-t-elle pas d’intensifier le risque de conflit entre les deux pays ?
Il ne faut jamais dire jamais. C’est la leçon que nous devons tirer de la guerre en Ukraine, qui semblait pour beaucoup irrationnelle. D’autant que les conflits mémoriels hérités de la Seconde Guerre mondiale sont très lourds entre Tokyo et Pékin, ce qui signifie que ces cicatrices peuvent très rapidement être rouvertes à des fins nationalistes. Le coût de la guerre semble évidemment trop grand, mais on ne peut prédire les circonstances ni les choix qui seront ceux de demain. Concernant Taïwan, les avis sont très controversés. On sait qu’il y a près de 40 millions d’emplois en Chine continentale qui dépendent des multinationales taïwanaises, soit un argument massue pour dire que la guerre est un scénario à écarter. Selon moi, le scénario idéal préparé par Pékin est plutôt d’exercer sur Taïwan une coercition économique accompagnée d’une campagne de déstabilisation politique – mais je peux me tromper – ; un peu à l’image de ce que la Russie entreprend à l’égard de la Géorgie. L’étau chinois sur l’île pourrait prendre la forme d’un blocus ou d’un déni d’accès orchestré par l’Armée populaire de libération par exemple. Mais de là à tuer la poule aux œufs d’or… J’ai du mal à le concevoir. Plus de 80 % des microprocesseurs dans le monde sont fabriqués à Taïwan sous licence taïwanaise ; un conflit serait pour la Chine et pour les États-Unis une catastrophe absolue.
« Les débats autour de la nucléarisation possible de l’armée japonaise s’intensifient »
La population japonaise est-elle favorable à la remilitarisation du Japon face à la Chine ?
Oui. En atteste l’élection de Sanae Takaichi, femme politique conservatrice censée poursuivre le redressement du Japon entamé par le Premier ministre Shinzo Abe, assassiné en plein mandat. Il y a effectivement un virage à droite, voire à l’extrême droite de l’opinion publique japonaise. Le Japon se voit confronté à la menace grandissante de la Chine, mais également à celle de la Corée du Nord. La montée en puissance des tensions régionales explique en ce sens la radicalité prise par ses décideurs politiques. Et l’archipel, qui s’illustre depuis la Seconde Guerre mondiale par sa tradition pacifiste, est en train de revoir sa copie, en convergeant progressivement ses efforts vers une politique de défense renforcée et assumée. La situation en Ukraine, le défi sécuritaire posé par la Chine ou encore l’amplitude stratégique américaine y sont évidemment pour quelque chose. C’est pourquoi les débats autour de la nucléarisation possible de l’armée japonaise s’intensifient…
Il est également important d’évoquer le changement d’attitude adopté par Pékin depuis plus d’une dizaine d’années : la diplomatie du « profil bas » dont Deng Xiaoping s’était fait le chantre dans les années 1980 ne vaut plus. Confortée par sa puissance économique et militaire, la Chine de Xi Jinping, pleine d’assurance, de mépris et de ressentiment à l’égard de l’Occident, hausse le ton et déploie à présent ses « loups combattants » pour signifier au monde sa puissance. Ce qui rend, de ce point de vue, les Chinois aussi désagréables que les Russes…
La Chine a également menacé le Japon de rétorsions économiques. Face à la puissance chinoise, premier partenaire économique de l’archipel, le Japon peut-il se permettre de répliquer ? Pékin pourrait par exemple restreindre ses exportations de terres rares ou suspendre ses échanges commerciaux… Quel intérêt Tokyo a-t-il à hausser le ton ?
Une décision en matière de politique étrangère trouve toujours un écho en matière de politique intérieure : cela permet de donner des gages à son électorat. C’est ce que Sanae Takaichi a fait après son élection, en montrant les dents face à Pékin. On peut également lui reconnaître un certain courage, dans le sens où les intérêts immédiats du Japon ne sont de toute évidence pas à la confrontation avec la Chine. Mais sur le temps long, l’enjeu identifié par tous les stratèges est d’éviter que la mer de Chine, dans son intégralité – du nord jusqu’au sud – devienne une Mare Nostrum chinoise. Ce qui signifierait qu’à terme, les navires de haute mer battant pavillon étranger et souhaitant commercer dans la région devront s’acquitter d’un droit de passage pour transiter dans une mer considérée par Pékin comme chinoise. Pour un pays comme le Japon, qui ne produit rien, qui n’a aucune ressource, cela est intenable. Donc l’impératif, pour Tokyo, Washington, Taipei et l’Europe est de veiller à la sacro-sainte liberté de navigation et au respect du droit de la mer, que la Chine conteste, indéniablement.
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