Enquête La Dépêche de Nouméa : l’expertise qui accable les constructeurs du MK2 / Origin Cinéma. Article 1/5
Depuis deux ans, le cinéma de Dumbéa est au cœur d’une affaire tentaculaire où se mêlent malfaçons, pressions médiatiques, erreurs judiciaires et révélations explosives. Derrière l’apparence d’un simple litige commercial, les expertises ont mis au jour un chantier truffé de défauts majeurs, une campagne de communication orchestrée pour inverser les responsabilités, et une liquidation finalement annulée par la Cour de cassation. Ce dossier, devenu un cas d’école, révèle bien plus qu’un conflit entre un maître d’ouvrage et ses entreprises : il expose les failles d’un système économique fragile, et les dérives d’une “culture de la liquidation” aujourd’hui reconnue au plus haut niveau.
Le cinéma livré avec des défauts structurels majeurs
Quand le multiplexe MK2 de Dumbéa a ouvert ses portes, personne ne soupçonnait qu’il abritait, derrière ses façades neuves, un enchaînement de défaillances techniques rarement observé dans un chantier public en Nouvelle-Calédonie. Il aura fallu deux années d’expertises, d’analyses et de contre-visites pour que la vérité apparaisse enfin : le bâtiment n’a jamais été achevé dans les règles de l’art. À tel point que certains experts parlent aujourd’hui d’un « chantier monté à l’envers ». Le contraste est saisissant entre l’ambition du projet et la réalité des diagnostics. Ce cinéma, pensé comme une vitrine culturelle moderne, s’est retrouvé rattrapé par des erreurs fondamentales qui auraient dû être détectées dès les premiers mois du chantier.
Des luminaires installés à rebours des règles
Le cas le plus frappant concerne l’éclairage. Les luminaires installés dans les salles ont été posés à rebours des préconisations du fabricant, ce qui entraîne une surchauffe pouvant atteindre 85°C, une dégradation accélérée des composants et surtout une impossibilité totale d’obtenir le moindre éclairage progressif. Pour un cinéma, c’est un défaut cardinal : impossible de créer l’ambiance nécessaire à l’entrée du public ou au démarrage d’une séance. L’expert, dans son rapport définitif, ne laisse aucune ambiguïté et attribue la responsabilité intégrale à Catelec, l’entreprise en charge du lot électricité. Il révèle également l’existence de facturations non justifiées, pour environ quatre millions de francs, tandis que Catelec réclame aujourd’hui vingt-sept millions supplémentaires. Le préjudice subi par le cinéma est lui estimé à une dizaine de millions, uniquement pour cette erreur. Ce point, particulièrement lourd, a eu des conséquences directes sur l’exploitation et sur l’image du site, qui a dû composer avec un système lumineux instable durant des mois.
Une toiture modifiée sans autorisation
La toiture raconte une autre histoire, tout aussi lourde de conséquences. L’entreprise Costentin a changé des matériaux sans jamais produire le moindre document officiel. Le résultat parle de lui-même : infiltrations dans plusieurs salles, faux plafonds détrempés, moisissures, matériel endommagé. Le rapport d’expertise évoque un manquement grave au devoir de conseil et chiffre les désordres à plus de trois millions. S’ajoutent vingt-trois millions liés à l’absence totale de justification contractuelle. Les photographies, les prélèvements et les inspections menées montrent un niveau de dégradation incompatible avec un bâtiment livré récemment. Les équipes d’exploitation ont dû faire face à des fermetures ponctuelles de salles, des interventions d’urgence et une dégradation constante des performances acoustiques.
Des portes coupe-feu dangereuses
À cela s’ajoute l’intervention de GTNC, maître d’œuvre du chantier, qui a installé des portes coupe-feu inadaptées au climat tropical. Les équipements se sont déformés, gonflés, jusqu’à ne plus fermer, créant un risque réel pour la sécurité incendie d’un établissement recevant du public. L’expert estime le coût de remise en conformité à quarante millions de francs. Entre-temps, GTNC s’apprêterais à quitter le territoire. Ce départ a laissé PROMOCINÉ dans une impasse technique, contractuelle et opérationnelle. Chaque contrôle réglementaire a révélé des défaillances supplémentaires, obligeant l’exploitant à multiplier les interventions correctives pour maintenir le site en conformité minimale.
Une accumulation révélatrice d’un pilotage défaillant
À la lecture des expertises, la conclusion s’impose d’elle-même : ce cinéma n’a pas été victime d’un incident ponctuel, mais d’un empilement d’erreurs, d’improvisations et de manquements qui auraient dû être identifiés et corrigés bien avant l’ouverture au public. Les dommages dépassent largement la quarantaine de millions déclarés au départ. La chaîne de décision apparaît floue, les responsabilités diluées, et les arbitrages techniques quasiment absents. Le cinéma de Dumbéa n’est pas seulement un bâtiment défectueux : il est devenu le symbole d’un processus de construction disloqué du début à la fin. Et l’expertise, aujourd’hui, donne une dimension encore plus lourde à ce constat : celle d’un chantier où la négligence et l’absence de contrôle ont pris le pas sur la rigueur et la qualité.
Les protagonistes du dossier
PROMOCINÉ / Philippe Aigle
Maître d’ouvrage et exploitant du cinéma Origin. Victime présumée des malfaçons, il découvre que le bâtiment livré est truffé de défauts structurels. Mis en cause publiquement par la FCBTP, il sera finalement blanchi par les expertises et par la Cour de cassation.
CATELEC
Entreprise chargée de l’électricité et de l’éclairage. L’expertise lui attribue 100 % de responsabilité pour l’installation lumineuse montée à l’envers, dangereuse et inutilisable pour une salle de cinéma. Elle réclame pourtant 27 millions.
COSTENTIN
Société en charge de la charpente et de la toiture. Le rapport d’expertise révèle un changement de matériaux sans autorisation, à l’origine d’infiltrations importantes et de dégâts lourds. Les préjudices identifiés atteignent plusieurs dizaines de millions.
GTNC (filiale de Colas NC)
Entreprise pilote du chantier. Mise en cause pour avoir installé des portes coupe-feu inadaptées au climat tropical, devenues inutilisables. GTNC serait en passe de quitter le territoire. Ses quitus de levée de réserves se sont révélés irréguliers.
La FCBTP
Fédération du BTP à l’origine d’un communiqué accusant PROMOCINÉ d’impayés. Les documents montrent qu’elle a consciemment fabriqué un récit médiatique destiné à “faire un exemple”. Son communiqué deviendra un élément utilisé dans la procédure judiciaire.
La mandataire judiciaire
A demandé la liquidation de PROMOCINÉ en s’appuyant notamment… sur la couverture médiatique issue du communiqué de la FCBTP. La liquidation sera annulée par la Cour de cassation pour absence de base légale.
La Cour de cassation
Plus haute juridiction du pays. Elle casse la liquidation de PROMOCINÉ et renverse entièrement le dossier, reconnaissant que la décision d’appel s’appuyait sur un fondement insuffisant.
L’Autorité de la concurrence (ACNC)
Institution indépendante. Elle avait déjà alerté sur la “culture de la liquidation” en Nouvelle-Calédonie, un dysfonctionnement structurel illustré de manière spectaculaire par l’affaire PROMOCINÉ.
Le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie
Face aux dérives révélées par le dossier, il nomme un deuxième mandataire judiciaire après 25 ans sans renouvellement, pour rééquilibrer les procédures et limiter les risques d’influence.
=> La suite de notre enquête « La FCBTP, la fabrique d’un scandale » a retrouver vendredi 12 décembre sur La Dépêche de Nouméa


















