La vérité avance, mais sous escorte, caviardée, fragmentée.
Les « Epstein Files » devaient éclairer l’opinion : ils ravivent surtout la défiance envers les élites et les institutions américaines.
Une publication historique… mais lourdement censurée
Vendredi 19 décembre, le ministère américain de la Justice a mis en ligne 3 965 documents issus de l’enquête sur Jeffrey Epstein, criminel sexuel retrouvé mort en prison en 2019. Cette publication répond à une loi votée en novembre par le Congrès américain, imposant la divulgation des documents non classifiés.
Sur le papier, l’opération est massive : des centaines de photos, des milliers de pages, des dizaines de personnalités citées. Dans les faits, le contenu est largement caviardé. Des visages barrés de noir, des passages entiers illisibles, au moins 550 pages totalement noircies, selon le décompte de CBS News.
Parmi les éléments les plus frappants figure une liste de 254 « masseuses », intégralement anonymisées « pour protéger les victimes ». Plus troublant encore : 119 pages d’un document judiciaire new-yorkais entièrement rayées, sans la moindre justification officielle. Une opacité qui interroge sur la sincérité de la démarche.
Le ministère de la Justice assure agir par souci de protection des victimes. Mais pour une partie de l’opinion, la transparence promise ressemble davantage à un exercice de communication sous contrôle.
Des noms puissants, des images dérangeantes, aucune conclusion judiciaire
Malgré la censure, les fichiers confirment l’ampleur du réseau relationnel de Jeffrey Epstein. On y trouve des photos avec des célébrités mondiales, parfois dans des contextes troublants.
L’ancien président Bill Clinton apparaît à plusieurs reprises : dans un jacuzzi aux côtés d’une personne masquée, à Londres avec son conseiller Doug Band et l’acteur Kevin Spacey, ou encore sur des clichés avec Michael Jackson, Diana Ross et Mick Jagger. Son entourage affirme qu’il ignorait tout des crimes d’Epstein et qu’il avait rompu tout lien avant leur révélation.
Le nom de Donald Trump apparaît également dans certains documents, notamment dans un annuaire, encerclé à la main. Des pièces judiciaires évoquent une rencontre avec une mineure dans les années 1990 à Mar-a-Lago, sans qu’aucune accusation n’ait jamais été formulée contre lui. Interrogé publiquement, le président n’a pas commenté.
Les fichiers citent aussi Jean-Luc Brunel, agent français accusé de violences sexuelles, retrouvé mort en prison à Paris en 2022 avant son procès. Une note manuscrite le désigne comme chargé du « repérage » de jeunes femmes.
Autre révélation clé : un document du FBI confirmant qu’en 1996, l’artiste Maria Farmer avait déjà alerté les autorités américaines, évoquant des menaces, des vols de photos et des demandes explicites impliquant des mineures. La justice savait, bien avant l’arrestation d’Epstein.
Colère politique, soupçons de protection et défiance démocratique
La publication partielle des « Epstein Files » a déclenché une tempête politique à Washington. Le démocrate Ro Khanna, à l’origine du texte législatif, accuse le ministère de ne pas avoir respecté la loi, pointant l’absence du projet d’acte d’accusation de 2019, censé impliquer « d’autres hommes riches et puissants ».
Le chef des sénateurs démocrates, Chuck Schumer, dénonce une « opération de camouflage » et accuse l’administration de protéger Donald Trump, une attaque ouvertement politique qui alimente la polarisation.
Côté républicain, Thomas Massie critique lui aussi la lenteur et l’incomplétude de la publication, tandis que le député Mike Lawler appelle à relativiser, estimant le délai initial irréaliste.
Le numéro deux du ministère de la Justice, Todd Blanche, promet la publication de centaines de milliers d’autres documents dans les semaines à venir, assurant que chaque page est examinée pour protéger les victimes. Une justification qui peine à convaincre certaines d’entre elles.
« Si tout est caviardé, où est la transparence ? », interroge Marijke Chartouni. Jess Michaels parle, elle, de corruption et de dissimulation continue.
Au final, cette publication laisse un goût amer : la justice américaine expose sans juger, montre sans expliquer, promet sans livrer. Dans un dossier où les puissants semblent toujours protégés par la complexité procédurale, la défiance l’emporte sur la confiance, et la vérité, elle, reste encore sous scellés.

















