La France travaille, mais le travail tue encore.
Et derrière chaque drame, c’est toute une économie fragilisée qui se révèle.
Une sinistralité qui repart à la hausse malgré les efforts
L’année 2024 présente un tableau sans ambiguïté : 716 475 accidents du travail reconnus, dont plus de 549 000 avec arrêt ou incapacité. Et surtout, un chiffre qui glace : 764 accidents du travail mortels, contre 759 en 2023, 738 en 2022 et 645 en 2021.
La tendance est claire : +18 % de morts en trois ans.
La majorité des décès provient encore des malaises (59 %), suivis des risques routiers (13 %) et des suicides (4 %). La France, pourtant championne mondiale des normes, laisse ainsi prospérer un paradoxe inquiétant : plus de règles, mais pas moins de victimes. Les secteurs les plus exposés restent les métiers où la France compte le plus de travailleurs modestes : manutention, BTP, chutes de hauteur.
La manutention manuelle seule représente 50 % des accidents codés en 2024.
Et dans l’intérim, la situation demeure alarmante : près de 40 000 accidents encore en 2024, malgré une baisse liée au recul de l’emploi intérimaire. Le taux de fréquence dans ce secteur reste presque deux fois supérieur à la moyenne nationale. À l’heure où certains dénoncent une France “trop dure” avec les entreprises, les chiffres montrent une autre réalité : c’est bien le travailleur qui paie le prix fort, souvent dans l’indifférence politique.
Des dépenses sociales qui explosent : une facture que la France ne peut plus ignorer
L’augmentation des accidents graves et des arrêts impacte directement les comptes sociaux.
En 2024, la branche AT/MP observe une hausse massive des prestations sociales : +7,4 %, tirée par les indemnités journalières (IJ), dont les montants flambent à 4,9 milliards d’euros (588 milliards de francs CFP), en croissance de +10,8 % en un an. Pour la première fois depuis des années, les IJ deviennent le premier poste de dépenses, devant les rentes d’incapacité permanente.
Les IJ majorées, versées après 28 jours d’arrêt, explosent à +12,1 %, et les IJ à temps partiel bondissent de +14 %.
Le constat est implacable : les arrêts durent plus longtemps, coûtent plus cher et mobilisent des ressources publiques toujours plus importantes.
À cela s’ajoutent les rentes : 1,2 million de rentes de victime payées ou régularisées en 2024, dont 12 % des montants destinés aux incapacités les plus graves (80 à 100 %).
Pendant que le débat national s’enlise dans des querelles idéologiques, la France finance seule l’un des systèmes de réparation les plus coûteux d’Europe, sans contrepartie en baisse de la sinistralité.
Un modèle sous pression : excédent divisé par deux et recettes en berne
Le rapport dévoile une vérité que peu osent dire : le modèle AT/MP tient encore debout, mais chancelle.
L’année 2024 se solde par un excédent de 686 millions d’euros (82,3 milliards de francs CFP), contre 1,35 milliard (162 milliards de francs CFP) en 2023. Une chute vertigineuse, due à des charges en hausse de 4,7 % et à des cotisations en baisse de 2 %.
Le recul des recettes s’explique largement par un transfert de cotisations sociales vers la branche vieillesse, amputant directement le financement de l’AT/MP.
Pendant ce temps, les dépenses de prévention explosent : +57,1 %, notamment à cause du Fonds d’investissement pour la prévention de l’usure professionnelle.
Beaucoup y verront une avancée sociale. Mais d’autres et ils seront nombreux y verront surtout une nouvelle charge pour un système déjà fragilisé.
Les contributions obligatoires, elles, demeurent lourdes :
• 1,2 milliard d’euros (144 milliards de francs CFP) transférés à la branche maladie pour la sous-déclaration des sinistres ;
• 353 millions d’euros (42,3 milliards de francs CFP) versés au Fonds amiante ;
• 45,2 millions (5,4 milliards de francs CFP) + 52,8 millions (6,3 milliards de francs CFP) pour financer l’assurance vieillesse des travailleurs de l’amiante.
La France finance encore les fautes du passé, tout en supportant les accidents du présent.
Ce rapport AT/MP 2024 n’est pas qu’un document statistique : c’est un miroir parfois cruel de la France réelle.
Une France qui se lève tôt, qui porte l’économie, qui prend des coups et qui en meurt, parfois.
La hausse des accidents mortels, l’explosion des arrêts longs, l’alourdissement de la facture sociale : tout converge vers une même conclusion.
La France doit reconquérir une culture de prévention exigeante, mais aussi retrouver une politique de responsabilité : responsabilité des employeurs, mais aussi des salariés et de l’État.
Loin des discours victimaires ou culpabilisants, un fait demeure :
travailler ne devrait jamais tuer, et protéger ceux qui travaillent n’est pas une concession sociale, mais un impératif national.


















