Depuis plus de soixante ans, l’État regarde la surpopulation carcérale progresser sans jamais trancher politiquement le nœud du problème.
Le « plan 15 000 places de prison », présenté comme une réponse structurelle, révèle aujourd’hui les limites d’une gestion technocratique déconnectée des réalités judiciaires.
Une ambition affichée, une réalité carcérale toujours plus explosive
Le ministère de la Justice fait face à une croissance quasi ininterrompue du nombre de détenus depuis plus de soixante ans, sans rupture stratégique assumée. Dans le même temps, l’État doit entretenir 186 établissements pénitentiaires, pour la plupart construits entre 1875 et 1920, dont l’état de vétusté est régulièrement dénoncé par les juridictions, les personnels et les autorités de contrôle.
Annoncé en 2017, le « plan 15 000 places de prison » devait constituer une réponse ferme à la surpopulation carcérale chronique, tout en modernisant le parc pénitentiaire et en diversifiant les modes de prise en charge des condamnés. L’objectif affiché était clair : porter la capacité carcérale à 75 000 places en 2027 et mieux préparer la sortie des détenus.
Sept ans plus tard, le constat est sans appel. La population carcérale dépasse désormais 84 000 détenus en 2025, pour moins de 63 000 places disponibles. La promiscuité, les matelas au sol et la tension sécuritaire sont devenus la norme, y compris dans des établissements récents. L’État n’a ni endigué la surpopulation ni tenu ses promesses immobilières.
Sur les 15 471 places prévues, seules 5 411 places nettes ont été livrées, soit environ 35 % de l’objectif initial. Les projections pénales se sont révélées erronées, les effets des politiques dites de « décarcération » ont été largement surestimés, et la fermeté pénale attendue par une large partie de l’opinion n’a jamais été assumée jusqu’au bout.
Des retards structurels et une gouvernance longtemps défaillante
L’échec du plan ne relève pas d’un accident ponctuel, mais d’un enchaînement de défaillances structurelles. Les retards sont principalement liés aux difficultés d’acquisition foncière, à la lourdeur des procédures d’urbanisme et environnementales, ainsi qu’à la multiplication des contentieux locaux.
À cela s’ajoutent des aléas propres aux grands projets immobiliers publics, aggravés par des ajustements incessants du programme, qui ont concerné plus d’un tiers des projets initiaux. Résultat : une mise en œuvre fragmentée, sans vision d’ensemble, dans un contexte où la sécurité pénitentiaire aurait exigé clarté, autorité et continuité.
La gouvernance du plan a longtemps été insuffisante, sans structure dédiée pleinement opérationnelle. Ce n’est qu’à partir de 2024 que des outils de pilotage ont commencé à émerger, notamment via l’Agence publique pour l’immobilier de la justice et un comité interministériel des investissements, dont l’efficacité reste encore largement théorique.
Pendant ce temps, les surveillants pénitentiaires, les directeurs d’établissement et les magistrats continuent de gérer l’urgence, sans perspective crédible de désengorgement durable. La promesse d’une résorption structurelle de la surpopulation carcérale reste hors d’atteinte.
Une dérive budgétaire massive qui fragilise la crédibilité de l’État
Initialement chiffré à 3,9 milliards d’euros (468 milliards de francs CFP), le coût du plan a été réévalué à 5,7 milliards d’euros (684 milliards de francs CFP) en 2025, soit une hausse de 46 %. Cette explosion budgétaire s’explique par l’inflation, la crise des matériaux, les retards de chantiers et des modifications programmatiques répétées, dans un cadre de pilotage longtemps déficient.
À ce stade, seules 22 opérations sur 50 ont été livrées, pour 1,84 milliard d’euros (220,8 milliards de francs CFP) effectivement dépensés. Il reste encore 3,2 milliards d’euros (384 milliards de francs CFP) d’autorisations d’engagement à financer, repoussant l’achèvement du plan à 2031-2032, bien au-delà des annonces initiales.
La lisibilité budgétaire du plan demeure incomplète. Les documents financiers ne retracent pas l’ensemble des coûts réels, notamment ceux liés aux partenariats public-privé antérieurs, qui pèsent lourdement sur les finances du ministère. À cela s’ajoute le sous-financement chronique de la rénovation du parc ancien, pourtant indispensable à la sécurité et à la dignité des conditions de détention.
Dans un contexte de finances publiques contraintes, la soutenabilité du plan est désormais ouvertement questionnée. La Cour des comptes souligne la nécessité de hiérarchiser les investissements, de renforcer la transparence des coûts et de définir une trajectoire financière réaliste, loin des effets d’annonce.
Une réorientation tardive qui ne règle rien à court terme
Face à l’impasse, le ministère de la Justice a récemment lancé un plan d’urgence visant la création de 1 500 places de semi-liberté d’ici 2027, principalement via des structures modulaires implantées sur des sites existants. Le coût annoncé est de 300 millions d’euros (36 milliards de francs CFP), avec un objectif de moins de 200 000 euros (24 millions de francs CFP) par place.
Présentée comme pragmatique, cette réorientation soulève pourtant de nombreuses interrogations. Le recours à un partenariat d’innovation comporte un risque de retard lié à la phase de recherche et développement. La flexibilité réelle de ces solutions face aux ajustements permanents des cahiers des charges reste incertaine, tout comme leur adéquation au public pénal concerné, souvent marqué par de lourds besoins d’accompagnement social.
Par ailleurs, les services pénitentiaires d’insertion et de probation, déjà sous tension, manquent de moyens humains pour accompagner efficacement ces dispositifs. Le risque de surcoûts, lié à une industrialisation limitée des modules, ne peut être écarté.
D’autres pistes sont évoquées : réutilisation du patrimoine immobilier de l’État, simplification de certaines normes de sécurité, transformation de projets existants, création d’établissements pour courtes peines ou même location de places à l’étranger. Aucune ne permet toutefois de répondre rapidement et durablement à la saturation carcérale.
La Cour des comptes est claire : cette réorientation ne permettra pas de résorber la surpopulation à court terme. Elle appelle à réexaminer l’ensemble de la programmation immobilière, alors que plusieurs milliards d’euros restent à engager, et à assumer des choix clairs.
Les alternatives à l’incarcération travaux d’intérêt général, détention à domicile sous surveillance électronique sont rappelées comme moins coûteuses et d’efficacité comparable contre la récidive, à condition d’être correctement ciblées et contrôlées. Elles ne sauraient toutefois masquer l’impératif central : une prison doit rester une prison, capable d’exécuter les peines prononcées par les tribunaux.
Le fiasco du plan 15 000 places de prison illustre une fois de plus l’écart entre les discours et l’action. Sans autorité politique assumée, sans pilotage rigoureux et sans hiérarchisation claire des priorités, l’État continuera de subir la crise carcérale au lieu de la maîtriser.
















