L’histoire russe regorge de figures sulfureuses, mais rares sont celles qui auront autant cristallisé les fantasmes, les haines et un effondrement politique.
Le 30 décembre 1916, la mort violente d’un mystique paysan révèle la pourriture avancée d’un empire à bout de souffle.
Raspoutine, du fin fond de la Sibérie aux salons du pouvoir
Né en 1869 dans un village reculé de Sibérie, Grigori Efimovitch Raspoutine incarne une trajectoire aussi improbable que révélatrice des failles de la Russie impériale. Paysan illettré, mystique autoproclamé, il se forge une réputation de guérisseur itinérant à force de prières, d’ascèse affichée et de discours religieux confus.
Après plusieurs voyages, notamment au Moyen-Orient, il arrive à Saint-Pétersbourg en 1904. Le contexte lui est favorable. Quelques mois plus tard naît le tsarévitch Alexis, fils unique du tsar Nicolas II. L’enfant est atteint d’hémophilie, une maladie incurable à l’époque, qui plonge la cour dans l’angoisse.
Désespérée, l’impératrice Alexandra Fedorovna fait appel à Raspoutine. Celui-ci apaise les crises de l’enfant en interdisant l’usage de médicaments, notamment l’aspirine, dont on ignore alors les effets anticoagulants. Le résultat est spectaculaire. Le mystique gagne la confiance totale de la tsarine et entre dans l’intimité du pouvoir.
Très vite, Raspoutine devient le conseiller occulte du trône, un homme sans titre officiel mais doté d’une influence réelle. Son ascension inquiète les cercles dirigeants. Le Premier ministre Piotr Stolypine le fait surveiller et alerte le tsar. En vain.
Un pacifiste haï dans une Russie en guerre
Contrairement à l’image caricaturale du débauché manipulateur, Raspoutine se montre étonnamment lucide sur le plan politique. En 1914, alors que l’Europe s’embrase, il tente de dissuader Nicolas II d’entrer en guerre contre l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne. Il y voit une catastrophe annoncée pour l’Empire.
Cette position pacifiste lui vaut la haine des officiers et des élites nationalistes. Dans une Russie gangrenée par la défaite militaire, la pénurie et la défiance envers la tsarine d’origine allemande, Raspoutine devient le bouc émissaire idéal. Des rumeurs persistantes l’accusent d’être un agent de l’ennemi.
En 1915, Nicolas II quitte la capitale pour prendre le commandement de l’armée. Il laisse le pouvoir à l’impératrice et, dans son sillage, à Raspoutine. Le vide institutionnel est total. Dans l’ombre, le « moine noir » influence nominations et décisions, alimentant un climat de décomposition politique.
La presse étrangère s’empare de l’affaire. Les journaux russes, eux, décrivent un homme entouré d’orgies, d’alcool et de prières hystériques. Raspoutine devient le symbole vivant d’un régime déconnecté du réel, incapable de se réformer.
Le complot et la mort d’un empire avant l’heure
À la fin de 1916, la situation est jugée intenable. Dans les salons aristocratiques de Petrograd, un groupe de conjurés décide d’agir. Le prince Félix Youssoupov, proche de la famille impériale, organise le complot.
Dans la nuit du 29 au 30 décembre 1916, Raspoutine est attiré dans une cave sous prétexte de rencontrer la princesse Irina. Des gâteaux et du vin empoisonnés au cyanure sont servis. Contre toute attente, le poison n’agit pas. Affolé, Youssoupov tire une balle dans le torse du mystique.
Raspoutine s’effondre, puis se relève et tente de fuir. Il est abattu de plusieurs balles, puis son corps est lesté et jeté dans la Neva. Les versions divergent. Le journal Russkaïa Volia évoque plusieurs tireurs et une tentative de fuite. Le Daily Telegraph parle d’une exécution chaotique. En 1927, Youssoupov publiera ses aveux, confirmant l’essentiel des faits.
Lorsque le corps est retrouvé, des traces d’eau dans les poumons laissent penser qu’il était encore vivant en entrant dans le fleuve. Empoisonné, criblé de balles, puis noyé, Raspoutine meurt comme il a vécu : dans la violence et le scandale.
Mais son assassinat ne sauve rien. Il accélère tout. Le poète Alexandre Blok résumera la portée de l’événement par une formule glaçante :
La balle qui l’acheva atteignit en plein cœur la dynastie régnante.
Moins de trois mois plus tard, Nicolas II abdique. La Révolution de Février 1917 emporte le tsarisme. Quelques mois après, Vladimir Lénine parachève la chute de l’Empire. Raspoutine n’était pas la cause du désastre, mais il en fut le révélateur brutal.
Sa mort marque la fin d’une illusion : celle d’un pouvoir sacralisé, protégé par la superstition, incapable d’affronter le réel. En ce sens, le « débauché sibérien » reste l’un des symboles les plus puissants de la faillite morale et politique de la Russie impériale.

















