Deux chiffres, deux réalités : la France a renforcé son arsenal anticorruption, mais l’État peine toujours à frapper vite et fort.
Et quand la probité vacille, c’est toute la confiance nationale qui se fissure.
Un arsenal juridique renforcé, mais une corruption qui demeure un phénomène occulté
Depuis 2013, la France a choisi de serrer la vis : transparence de la vie publique, création de la HATVP, montée en puissance de l’AFA, et surtout la loi Sapin 2, devenue la colonne vertébrale de la prévention anticorruption. Sur le papier, le pays a fait sa révolution. Cette décennie d’efforts n’est pas un détail technocratique : elle répond à l’exigence fondamentale d’un État souverain, d’un pays qui refuse de laisser prospérer les passe-droits, les réseaux opaques et les influences douteuses.
Mais la réalité demeure têtue. La Cour des comptes le rappelle dans son rapport : la corruption reste un phénomène invisible, fragmenté, sans indicateur direct, difficile à quantifier. Les chiffres de victimation, eux, disent tout : entre 0,5 % et 1 % des adultes déclarent avoir été confrontés à une tentative de corruption. Ce n’est ni marginal ni anecdotique.
Plus inquiétant encore, la perception publique montre une défiance massive : plus de 77 % des Français jugent la corruption présente dans les grandes entreprises, 83 % au niveau gouvernemental et parlementaire. Autrement dit, l’opinion voit la corruption bien plus vite que les institutions ne savent la mesurer.
C’est tout le paradoxe français : un cadre juridique solide, mais une connaissance lacunaire. Et dans une démocratie robuste, on ne combat pas ce que l’on ne sait pas mesurer.
La Cour insiste : l’AFA doit évoluer, consolider les données, fiabiliser les indicateurs et coopérer davantage avec les chercheurs. Le pays ne peut plus naviguer à vue.
Prévention : le privé progresse, le public reste en retard
Dans les entreprises, la loi Sapin 2 a produit un électrochoc. Les grandes structures ont mis en place cartographies des risques, codes de conduite, dispositifs internes d’alerte. Ces obligations ont également permis de protéger les intérêts français face aux poursuites extraterritoriales américaines, un enjeu stratégique souvent oublié du débat public.
Mais dans le secteur public, la réalité est beaucoup moins flatteuse. L’État central se dote d’outils, mais le terrain ne suit pas.
Au niveau local, les obligations élémentaires référents déontologues, dispositifs d’alerte interne, publication des données de marchés publics sont encore trop souvent négligées. Certaines administrations n’ont même pas réalisé la moindre analyse des risques de corruption pesant sur elles.
Les référents déontologues eux-mêmes l’admettent : isolés, mal identifiés, rarement soutenus, ils travaillent trop souvent dans le vide.
La société civile, pourtant déterminante, ne bénéficie pas non plus d’un cadre stable. Les associations agréées rencontrent des obstacles importants, alors que 6 % des affaires traitées par le Parquet national financier proviennent de signalements associatifs. Leur procédure d’agrément doit être revue, sécurisée et professionnalisée.
Autre inquiétude : la montée des corruptions de basse intensité, notamment dans les zones touchées par la criminalité organisée et le narcotrafic. La loi du 13 juin 2025, évoquée dans le rapport, impose une cartographie des risques spécifiques et des contrôles renforcés sur les agents exerçant en postes sensibles. Une avancée importante, mais encore trop récente pour produire ses effets.
La Cour est claire : l’État doit reprendre la main et l’AFA doit contrôler beaucoup plus fermement l’application réelle et non théorique des obligations anticorruption.
Une répression trop lente, trop rare, minée par l’hétérogénéité
La partie la plus alarmante du rapport concerne la sanction. Car la répression, pilier ultime de toute politique anticorruption, reste le maillon faible.
D’abord, les sanctions administratives : faibles, irrégulières, souvent invisibles. Les sanctions disciplinaires dans la fonction publique sont rarissimes, mal documentées, inégales d’un employeur public à l’autre. L’AFA, de son côté, n’a pas saisi sa commission des sanctions depuis 2021. Quant à la HATVP, elle n’a pas le pouvoir de sanctionner les manquements déclaratifs des responsables publics. Comment imposer la probité sans pouvoir frapper les contrevenants ?
Ensuite, la chaîne pénale : tout y est lent, surchargé, fragmenté.
Les juridictions spécialisées (PNF, JIRS, OCLCIFF) font leur travail sur les affaires les plus lourdes, mais tout le reste repose sur des services généralistes peu spécialisés, peu armés, sous-dimensionnés. Résultat : les affaires de corruption non priorisées s’enlisent.
Les chiffres sont accablants :
– 26 % des décisions aboutissent à une relaxe totale ;
– 53 % des signalements ne donnent lieu à aucune poursuite ;
– 6,1 ans de délai moyen pour une condamnation en première instance ;
– 8,3 ans en appel.
À l’ère de l’instantané et de la transparence totale, cette lenteur sape la crédibilité de l’État. Une sanction qui arrive dix ans après les faits n’est plus une sanction : c’est un constat d’impuissance.
La Cour demande une doctrine pénale claire absente depuis plus de dix ans, une formation spécialisée pour les magistrats et enquêteurs, et un pilotage opérationnel plus resserré.
La France doit redevenir un pays où l’impunité n’existe pas.
Dix ans de réformes n’ont pas été vains : la France dispose aujourd’hui d’un cadre anticorruption robuste, d’institutions identifiées, de lois exigeantes. Mais ce cadre reste émietté, trop lent, trop complexe, et encore trop dépendant de l’initiative individuelle, plutôt que d’une stratégie nationale assumée.
Le plan anticorruption 2025-2029 va dans le bon sens. Mais pour qu’il réussisse, il faut une volonté politique claire : la probité ne doit pas être un slogan, mais un acte de souveraineté.
La France ne peut accepter que quelques centaines de faits constatés par an viennent fragiliser l’autorité de l’État. La corruption n’est pas un phénomène comme les autres : elle attaque la République de l’intérieur.
Une politique anticorruption forte n’est pas une posture morale ; c’est un impératif national. Elle protège l’argent public, rétablit la confiance, garantit l’équité économique et rappelle une vérité simple : la transparence n’appartient pas à la gauche ou à la droite, mais à la France.


















