Symbole de l’excellence administrative française, l’École nationale d’administration a façonné les plus grands serviteurs de l’État. De De Gaulle à Macron, l’esprit d’élite républicaine s’y est transmis sans faillir.
La naissance de l’élite républicaine : refonder l’État par le mérite
9 octobre 1945. Dans un pays ruiné par la guerre, Charles de Gaulle veut refonder la machine administrative. À l’initiative de Michel Debré, l’ordonnance créant l’École nationale d’administration (ENA) incarne une idée forte : démocratiser le recrutement des hauts fonctionnaires par un concours unique, sans piston ni héritage.
C’est la promesse d’une France du mérite, où l’excellence intellectuelle doit primer sur l’origine sociale. Loin des féodalités et des réseaux, la nouvelle école forge les cadres d’un État modernisé, rigoureux et souverain.
Mais l’ironie de l’histoire veut que cette école du peuple produise, au fil des décennies, une noblesse d’État. Les « énarques » deviennent les architectes de la Ve République. Quatre présidents — Giscard, Chirac, Hollande et Macron — en sortent, tout comme une majorité de ministres, de préfets et de hauts magistrats. L’ENA devient synonyme d’excellence, mais aussi d’entre-soi.
Pourtant, la logique d’élite n’a jamais été étrangère à la France. Depuis Philippe le Bel, les légistes royaux, ancêtres des hauts fonctionnaires, ont servi à centraliser le pouvoir et à unifier un pays morcelé. Déjà, l’État se méfiait des féodalités locales et des particularismes régionaux. L’administration fut le levier d’une France unie, hiérarchisée et puissante.
De la monarchie à la République : l’élite au service de l’État
Sous François Ier, la fonction publique devient un marché d’honneurs : les offices s’achètent, se vendent et se transmettent. L’idée d’un service de l’État désintéressé s’efface derrière les privilèges. Henri IV, avec la fameuse Paulette, légalise la vénalité des charges. Déjà, la corruption menace l’autorité du roi.
Mais, à travers ses commissaires, nommés et révoqués à volonté, le monarque conserve la main sur le cœur de son administration. Le modèle d’un État fort, centralisé et incarné prend racine.
Sous l’Empire, Napoléon Bonaparte parachève ce système. Il crée les grands corps de l’État — Conseil d’État, Cour des comptes, Inspection générale des finances —, véritables piliers du pouvoir administratif. Le mérite, la discipline et le sens du devoir remplacent la naissance et l’argent. L’administration devient une armée civile, fidèle au chef et au pays.
Ce modèle napoléonien irrigue encore la haute fonction publique. À chaque époque troublée, ce sont les hauts fonctionnaires qui garantissent la continuité de la France. Lorsque les ministères chutent ou vacillent, l’État, lui, reste debout.
De l’ENA à l’INSP : entre modernisation et désenchantement
1945 marque la renaissance de la haute fonction publique. L’ENA, logée d’abord à Paris, puis transférée à Strasbourg en 1991, devient une institution prestigieuse. Les réformes successives — concours réservés, classes « Égalité des chances », ouverture aux docteurs — cherchent à réconcilier excellence et diversité.
Mais la critique monte : trop fermée, trop parisienne, trop déconnectée. En 2022, Emmanuel Macron supprime l’ENA et crée l’INSP (Institut national du service public), censé incarner un État plus « moderne » et « inclusif ».
L’INSP conserve l’exigence académique de son ancêtre, mais avec un mot d’ordre : servir au plus près du terrain, dans une France fragmentée où la défiance envers les élites n’a jamais été aussi forte. La réforme prétend redonner sens à la vocation publique, en formant des cadres à la fois compétents et ancrés dans la société réelle.
Pourtant, beaucoup y voient une illusion. L’élite administrative, qu’on le veuille ou non, reste le ciment de la République. Supprimer l’ENA n’efface pas la nécessité d’avoir des femmes et des hommes capables de penser et de diriger l’État.
Comme au temps des rois, la France ne se gouverne pas sans élite, sans discipline, sans colonne vertébrale. C’est peut-être là le paradoxe français : vouloir démocratiser l’élite tout en exigeant d’elle qu’elle reste… élitiste.
Derrière les critiques de « caste » ou de « technocratie », il demeure une évidence : la grandeur de l’État repose sur la compétence de ses serviteurs. L’ENA a formé des générations entières d’esprits brillants, dévoués à la France. L’INSP tente désormais d’en réinventer le modèle, dans un monde où la verticalité du pouvoir se dissout dans la complexité.
Qu’elle s’appelle ENA ou INSP, l’école des élites républicaines reste la même flamme : celle du service de la Nation, de l’exigence, du mérite et du sens du devoir.
Dans un pays souvent prompt à s’excuser d’être grand, c’est peut-être là l’un de ses derniers bastions de fierté nationale.